Toute civilisation naît sous l’inspiration d’une idée de Dieu qui va façonner sa vision et son expérience de l’amour, du bonheur, de ce qui a de la valeur, etc. La civilisation musulmane est née sous l’inspiration de l’idée coranique de Dieu qui a impulsé une vie orientée selon un sens commun : jouissez de toutes les belles choses de cette vie, car c’est un don que Dieu offre à tous, mais résistez à l’injustice et réalisez le bien en vous-mêmes et autour de vous. Cette idée est l’essentiel du Message transmis à tous les prophètes envoyés à l’humanité.
Le Coran nous rappelle ce Message à travers le récit de la création. Au commencement, Dieu créé Adam et Eve qu’Il invite à jouir de toutes les bonnes choses, au Paradis, puis sur la Maison Terre, et à respecter quelques limites morales pour ne pas tomber dans l’injustice et répandre le désordre. La famille humaine est ainsi placée dans une vie où tout est permis à l’exception de ce qui est source de désordre et d’injustice. Etre fidèle à Dieu, c’est précisément jouir des bonnes choses, se préserver contre l’injustice du cœur (intentions, désirs, projets…), de la langue (paroles blessantes, médisances, calomnies…) et de la main (comportements, actions individuelles et collectives…).
C’est aussi s’efforcer de réaliser le Bien dans toutes les situations de la vie quotidienne individuelle et collective : en se mariant, en menant des activités économiques, en s’entraidant, en s’offrant un conseil ou un sourire, en traitant les conflits avec sagesse, etc.
Dans toutes ces activités quotidiennes, tout n’est pas marchand, tout ne doit pas être payant : il y a le don, l’échange gratuit, la transmission au sein de toute une communauté de personnes où chacun peut donner et recevoir, sans avoir à payer systématiquement. Entre l’homme et la femme, tout n’est pas qu’intérêt personnel, que droits et devoirs : il y a le don, l’amour, la bonté, l’entraide et le pardon…
L’homme digne, l’homme de valeur et de principe, c’est celui qui traite son prochain non pas comme un porte-monnaie, ou comme un client potentiel mais comme lui-même. Il ne cherche pas à convertir systématiquement son prochain en un client. C’est la sagesse qu’ont enseigné tous les prophètes, et que le dernier d’entre eux nous rappelle dans ces formules :
« Le croyant n’est pas celui qui est rassasié alors que son voisin a faim »[1].
« Celui qui croit en Dieu et au jour dernier, qu’il honore son voisin[2].
C’est aussi la sagesse que Dieu nous invite à concrétiser dans nos vies :
« Adorez Allah et ne Lui donnez aucun associé. Agissez avec bonté envers vos père et mère, les proches, les orphelins, les pauvres, le proche voisin, le voisin lointain, le partenaire et le voyageur, et ceux qui sont sous votre gouverne, car certes, Allah n’aime pas le présomptueux et l’arrogant »[3].
Ainsi, ce qui doit animer notre relation aux autres, notamment ceux qui sont dans une situation de vulnérabilité et de besoin, ce n’est pas la recherche de profit mais le don. On doit réapprendre à voir les personnes qui vivent une difficulté – la solitude, le célibat, la faim ou la tristesse… – non pas comme un marché potentiel mais comme des personnes que Dieu nous confie et dont on doit prendre soin.
Offrir un sourire, un soutien, un encouragement, un conseil ou une aide pratique à ces personnes, c’est servir Dieu.(…) De la même manière, faciliter le mariage d’une personne célibataire, c’est servir Dieu.
Offrir un sourire, un soutien, un encouragement, un conseil ou une aide pratique à ces personnes, c’est servir Dieu. C’est ce que nous enseigne cette sagesse prophétique :
« – O fils d’Adam ! Je suis tombé malade et tu ne M’as pas visité.
– O Seigneur, dit l’homme, comment aurais-je pu Te visiter Toi qui est le Seigneur des mondes ?
– Ne sais-tu pas, reprit Allâh, qu’un de mes serviteurs était malade et tu ne l’as pas visité ? Ne sais-tu pas que si tu l’avais visité tu M’aurais trouvé auprès de lui ?
– O fils d’Adam ! J’avais faim et tu ne M’as pas nourri !
– O Seigneur, comment aurai-je pu Te nourrir alors que Tu es le Seigneur des mondes ?
– Ne sais-tu pas qu’un de mes serviteurs t’a demandé à manger et tu ne l’as pas nourri ? Ne sais-tu pas que si tu l’avais nourri tu aurais trouvé ta nourriture auprès de Moi ?
– O fils d’Adam ! Je t’ai demandé à boire et tu ne M’as pas abreuvé !
– O Seigneur, comment aurais-je pu T’abreuver alors que Tu es le Seigneur des mondes ?
– Mon serviteur t’a demandé à boire et tu ne l’as pas abreuvé ; si tu l’avais abreuvé, tu aurais trouvé ta boisson auprès de Moi »[4].
De la même manière, faciliter le mariage d’une personne célibataire, c’est servir Dieu.
Parce qu’elle a adhéré à cette idée directrice, la civilisation musulmane n’a pas abandonné le célibataire à son sort, livré à lui-même pour rechercher activement un partenaire, en multipliant des rencontres qui aboutissent très souvent à l’usure de l’amour. En effet, elle a pris au sérieux cette idée coranique selon laquelle le mariage est une affaire collective :
وَأَنكِحُوا الْأَيَامَىٰ مِنكُمْ
« Mariez les célibataires parmi vous (…) »[5].
Dieu rappelle ici que faciliter le mariage est un devoir collectif, celui de la famille élargie et de la société. Dans la civilisation musulmane, aider à trouver, à rencontrer et à connaître sa femme ou son mari étaient autant de missions que la famille élargie, le voisinage et les amis remplissaient avec joie. C’était à la fois un travail, un divertissement et un art. Comme en témoigne Lila :
Dans la culture musulmane, un célibataire, c’était le problème de tout le monde. Aujourd’hui, c’est chacun pour sa peau, ils s’en moquent, mes frères ne m’ont jamais présenté personne alors qu’ils ont des copains.
Parce que le mariage est le meilleur chemin pour cultiver l’amour, la joie et la solidarité du couple sur la durée, l’islam est une sagesse qui identifie et réduit tout ce qui dans la famille, la société et la culture musulmanes peut constituer une barrière injuste ou inutile au mariage : le racisme entre différentes cultures, le montant des dépenses du mariage, le mariage forcé, la privation de la liberté de se choisir… La famille, la société et la culture musulmanes se sont mobilisées pour encourager sa concrétisation : en encourageant les jeunes hommes et femmes à se projeter dans le mariage tôt, en leur offrant des occasions de se croiser, en multipliant les demandes de mariage jusqu’à tomber sur la bonne, en insistant sur la liberté des femmes et des hommes de choisir leur conjoint…
Cet état esprit est bien décrit par exemple par Ibn Hazm, dans son traité de l’amour intitulé Le collier de la colombe. Les affinités de l’Amour dans la tradition arabo-musulmane. En effet, il raconte l’histoire d’une dame qui était une véritable facilitatrice de mariages, dans la société musulmane andalouse. Elle repérait les hommes et les femmes qui s’aimaient ou qui désiraient se marier et cherchait le moyen de faciliter leur projet : soit en servant d’intermédiaire pour faciliter la communication entre les deux amants, soit en servant de médiatrice auprès des familles, soit en soulageant d’une barrière financière, etc. Pourquoi agissait-elle ainsi ?
Car faciliter un mariage est une bonne action, au même titre que plein d’autres actions : offrir le sourire autour de soi, saluer quelqu’un que l’on croise, réconcilier deux personnes séparées, faire un don, etc. Ibn Hazm témoigne au sujet de cette dame :
« Je connais une noble femme qui sait par cœur le Livre d’Allâh ; elle est pieuse et s’adonne à la bienfaisance. Or elle intercepta une lettre adressée par un jeune esclave à une jeune esclave dont il était épris. Ce jeune esclave n’appartenait pas à la dame. Elle l’informa de la chose ; il voulut nier mais ne le put. Alors elle lui dit : ‘’Que t’arrive-t-il ? Qui donc est à l’abri de l’amour ? Ne te tourmente donc pas : je jure par Allâh que jamais je ne révèlerai ton secret à personne. S’il m’était possible d’acheter pour toi cette jeune esclave sur ma fortune personnelle, dût-elle y passer toute entière, j’installerai ta bien aimée en un lieu où tu pourrais la rejoindre ! » [6].
Ibn Hazm lui-même, à plusieurs reprises, a pris l’initiative de faciliter le mariage entre des personnes qui s’aimaient. Il raconte par exemple :
« Je connais une fille de haut rang, douée de beauté et de noblesse, fille d’un grand chef. Elle s’éprit d’un jeune homme de mes bons amis, fils d’un secrétaire, à tel point que la mélancolie s’empara d’elle et qu’elle faillit devenir folle. Même les gens les plus éloignés en furent informés. Mais, à force de soins, l’on arriva à la guérir. (…) Entre autres choses, j’ai écrit à ce jeune homme un poème (pour l’informer de l’amour de cette femme et les encourager à s’unir) dans lequel je disais :
Tu as ravi subrepticement le cœur de cette jeune fille. Quelle créature peut vivre sans cœur ?
Sois-lui donc secourable en t’unissant à elle : tu vivras noblement et, au jour du Jugement dernier, tu recevras ta récompense.
Si cette situation se prolonge, je crois qu’elle changera ses anneaux de pieds pour des chaînes.
En vérité, tu as rendu le soleil si amoureux de toi que son amour t’es apparu sous la forme humaine »[7].
Faciliter la mise en relation, offrir des occasions de se rencontrer et de se connaître avant de s’engager, telle était la mission du « messager ». Ce messager, c’est souvent une personne pauvre, pieuse et/ou de haut rang qu’on va missionner pour transmettre un message à sa bien-aimée ou pour faciliter un contact. Car ce genre de personnes jouissaient de la confiance de tous et pouvaient communiquer facilement. Ou encore, le messager pouvait être une femme dont le métier la mettait en contact avec les gens :
« femmes médecins, tireuses de sang, revendeuses (…), crieuses publiques, coiffeuses, chanteuses, institutrices, servantes, fileuses, tisseuses, etc., ou encore une femme de la parenté du destinataire et qui ne pourra lui attirer aucun désagrément par sa présence. De telles qualités ont rendu accessibles bien des personnes inabordables, amadoué les plus difficiles, rapproché celles qui étaient distantes, apprivoisé les plus rébarbatives »[8].
Ainsi, l’individu, qu’il soit actif ou passif dans sa recherche d’un conjoint, était enveloppé dans une culture qui pensait à lui, qui lui mettait sur son chemin des occasions de dire oui à une femme ou à un homme.
De génération en génération, les savants, les penseurs et les sages musulmans étaient là pour rappeler à la civilisation musulmane cette sagesse universelle : si je témoigne qu’il n’existe aucune divinité si ce n’est Dieu l’Unique, alors j’accepte de m’engager individuellement et collectivement à faciliter le mariage autour de moi.
Ce devoir résonnait dans la civilisation musulmane, pendant des siècles, et a inspiré à toute une série de personnes le désir de devenir des facilitateurs et ambassadeurs du mariage pour plaire à Dieu : les mères, les pères, les tantes, les grands-mères, les voisins, les amis, les couturières, les coiffeuses, les médecins, les sages, les professeurs, etc. Bref, toutes les personnes qui avaient une vie sociale forte et qui avaient la confiance de leur entourage.
La conviction que Dieu a connaissance du destin de chacun et que chacun connaîtra son lot d’épreuves, n’a pas poussé la civilisation, la communauté et les familles musulmanes à rester passives face au désir des hommes et des femmes de se marier. Bien au contraire, celles-ci mettaient tout en œuvre pour faciliter le mariage, au nom d’une valeur commune : Dieu nous invite à faciliter les mariages ; le mariage est une chose belle et bonne ; faciliter le mariage est une action bonne et belle que Dieu saura récompenser…
Ainsi, lorsqu’on est animé par cette sagesse universelle que l’islam est venu nous rappeler, on sait que faciliter le mariage autour de soi, c’est diffuser le bien autour de soi ; c’est permettre que les Maisons où l’on adore Dieu, où l’on cultive la joie, l’amour, la paix et la solidarité se multiplient.
Chacun d’entre nous – que l’on soit marié ou célibataire, jeune ou vieux… – a pour responsabilité de veiller au bien de son ami, de son frère et de sa sœur car nous appartenons à la même famille humaine, car c’est ici et maintenant que l’on doit prouver sa fidélité à Dieu, à travers ses actes. Lorsque je témoigne qu’il n’existe aucune divinité si ce n’est Dieu l’Unique et que son prophète est son envoyé, j’accepte de m’engager à faire l’effort de réaliser le bien autour de moi. Et le mariage est un bien qui se fait de plus en plus rare aujourd’hui…
Affirmer qu’il y a dans la civilisation musulmane (comme dans d’autres civilisations d’ailleurs) une culture de la valorisation et de la facilitation du mariage ne veut pas dire « Avant, c’était mieux qu’aujourd’hui ». Ce n’est pas nier et encore moins valoriser les injustices qui pouvaient se jouer autour du mariage : les mariages forcés, le coût financier qui empêchait les plus modestes de se marier, etc.
Inès a très bien saisi le sens de cette culture musulmane :
Normalement, on est musulman. On place le mariage comme étant quelque chose qui a une grande valeur. Par conséquent, quand un homme n’a pas les moyens, la famille de l’homme ou sa belle-famille va l’aider financièrement pour encourager le mariage, car ça a une grande valeur. C’est comme ça qu’on faisait dans la culture musulmane. Aujourd’hui, ça ne dérange pas les familles de voir que leurs enfants sont dans une situation difficile, qu’ils ont des relations sexuelles hors mariage. Ils ferment les yeux au lieu de les aider à se marier. On critique beaucoup la tradition qui faisait des mariages forcés. Mais au contraire, quand on voyait deux jeunes se rapprocher et s’aimer, les familles étaient pressées de les marier pour éviter qu’ils ne tombent dans le péché. Tout n’était pas bon mais il y avait une certaine logique !
Toute tradition humaine, qu’elle soit passée ou moderne, a son lot d’injustices que l’on doit réformer[9]. On ne doit donc pas se perdre dans ces positions caricaturales selon lesquelles « Avant, c’était mieux ! » ou au contraire « La modernité atteint le sommet du progrès humain en tout ». Comparer notre tradition musulmane prémoderne avec notre tradition moderne permet de mieux comprendre la façon dont le mariage est valorisé et facilité : dans la première, le mariage est valorisé comme une chose naturelle et bonne pour tous, comme une affaire collective ; dans la seconde, le mariage n’est plus qu’une option accessoire parmi d’autres possibles, d’autres valeurs lui sont supérieures (l’indépendance et l’épanouissement personnel) et ce n’est plus qu’une affaire individuelle…
Pour aller plus loin :
- Faciliter le mariage : un bien commun
- Aujourd’hui, le mariage est en panne de facilitateurs
- L’islam comme philosophie du mariage
*Cet article est un extrait du livre Etude sur le célibat musulman, de Mohamed Oudihat.
[1] Hadîth rapporté par Tabarani et authentifié par Cheikh Albani dans Sahih Targhib n°2562
[2] Hadîth selon Abî Ayûb Al-Ansârî. Rapporté par Ibn Hibban et authentifié par Cheikh Albani dans Sahih Targhib n°166.
[3] Coran 4 : 36
[4] Hadîth qudsî, Sahîh de Muslim, n°171
[5] Coran 24 : 32
[6] Ibn Hazm (2004), Le collier de la colombe. Les affinités de l’Amour dans la tradition arabo-musulmane, Editions Iqra, traduction de Léon Bercher, p85
[7] Ibn Hazm (2004), Le collier de la colombe. Les affinités de l’Amour dans la tradition arabo-musulmane, Editions Iqra, traduction de Léon Bercher, p150-151
[8] Ibn Hazm (2004), Le collier de la colombe. Les affinités de l’Amour dans la tradition arabo-musulmane, Editions Iqra, traduction de Léon Bercher, p64
[9] Pour approfondir la question de l’amour et du mariage dans la tradition prémoderne et moderne, Cf. Mohamed Oudihat, De l’amour : ce que l’islam a d’essentiel à dire à notre temps. Editions al-Bouraq, 2018. Chapitre Le couple actuel, souffre-t-il davantage à cause de la tradition ou de la modernité ?