Le mariage : Frein n°5

Cet article est un extrait du livre de Mohamed Oudihat, Etude sur le célibat musulman : https://delamour.fr/livres

On veut d’abord s’épanouir avant de se marier

Pourquoi cherche-t-on « d’abord à s’épanouir » avant de se marier ? Pourquoi opposer épanouissement personnel et mariage ? Pourquoi passe-t-on à côté de la possibilité de s’épanouir par le mariage et la vie de famille ?

En théorie, oui, on n’est pas obligé de les opposer. 

Mais dans les faits, tout se passe comme si, les personnes célibataires interviewées dans le cadre de notre étude, devaient lutter à contre-courant, contre elles-mêmes et contre le courant qui les emporte vers toujours plus d’épanouissement personnel, pour pouvoir se marier. 

De fait, poursuivre son épanouissement, c’est retarder son mariage, et inversement, se marier, c’est renoncer à une part d’épanouissement pour laisser de la place à la vie du couple et de la nouvelle famille.

Il est vrai que se marier nécessite de changer tout un tas d’habitudes personnelles, la façon d’occuper son temps, ses relations, ses priorités et ses activités… C’est pourquoi, il est fréquent qu’une personne s’inquiète de perdre une partie de sa liberté et de son épanouissement en vivant sous le même toit qu’une autre. 

Mais il y a une grande différence entre cette crainte qui peut animer chacun, et la peur de s’engager propre à notre époque, où l’indépendance et l’épanouissement personnel ne sont plus seulement des conditions du mariage mais les bonnes raisons que l’on se donne pour retarder au maximum, voire pour s’installer dans un célibat qui n’est plus une transition mais un mode de vie. 

  • On retarde le mariage par peur d’être frustré

Aida 32 ans, vit clairement cette opposition entre épanouissement et mariage. En effet, à la question Pourquoi tu n’es pas mariée ? elle répond clairement qu’elle poursuit une autre priorité dans sa vie :

« Le plus important n’est pas le mariage mais mon épanouissement personnel. Et pour l’instant, je me sens épanouie sans avoir besoin de me marier ».

Cette opposition entre épanouissement personnel et mariage se manifeste concrètement sous la forme d’une façon de fixer les priorités parmi les différentes valeurs qui nous animent : d’abord s’épanouir, ensuite se marier. C’est cette façon de fixer ses priorités qui anime Sameh, une femme de 29 ans. Elle veut se marier mais elle est également tiraillée par d’autres volontés qui ne cessent d’éloigner la possibilité de se marier :

« Je pense que j’ai mis du temps à être prête. En même temps, on n’est jamais totalement prête. Je voulais d’abord suivre mes besoins, mes objectifs personnels, m’épanouir toute seule avant de me marier. Je ne voulais pas me frustrer. C’est ce que je dis à mes sœurs : ‘’Tu veux faire de longues études ? Tu veux voyager ? Vas-y ! Ne te frustre pas !’’. Car j’ai vu des femmes mariées tôt, qui imaginaient continuer leurs études, mais elles n’ont pas pu car elles avaient des enfants. Et ça leur est toujours resté dans la tête ».

A la question D’après toi, pourquoi tu n’es pas encore mariée ? elle apporte différentes réponses. Focalisons-nous sur le désir de s’épanouir et la peur d’être frustrée :

« Si je ne suis pas mariée aujourd’hui, c’est pour plusieurs raisons. Parce que j’habitais une petite ville où il y avait peu de musulmans, et encore moins de pratiquants. Peut-être un peu d’égoïsme, un peu, beaucoup je sais pas ☺ Par les choix de vie que j’ai faits. J’ai voulu réaliser mes rêves, voyager, vivre dans un pays étranger, faire des études…, pour ne pas faire la crise de la quarantaine. Et mes parents m’ont soutenue dans ce choix. Le manque d’un réseau musulman. Par les choix de Dieu aussi ».

La peur d’être frustré et de ne pas s’épanouir se nourrit d’abord de ses échecs personnels dans les multiples tentatives de faire connaissance pour se marier. Ensuite, elle se nourrit de la visibilité de l’échec des couples qui nous entourent. Enfin, elle se nourrit du discours de certaines mamans parmi les premières générations d’immigrées en France, qui ont transmis une image négative de la vie de couple et qui ont poussé leurs filles à retarder le mariage.

La peur d’être frustré et de passer à côté de son bonheur est puissante : elle pousse à d’abord s’occuper de soi, de ce qui nous plaît, de ce qui nous fait du bien…, avant d’envisager le mariage. La frustration est perçue comme le mal par excellence que l’on veut éviter en cultivant son développement personnel le plus longtemps possible et en repoussant le mariage le plus tard possible. 

Julie est lucide, elle reconnaît qu’à force de courir après son épanouissement, elle est trop occupée pour penser au mariage :

« Mon envie de m’épanouir m’éloigne du mariage. Par exemple, si j’ai envie de partir à l’étranger, de rentrer tard, que la personne ne comprend pas, et que ce soit source de conflits…, j’ai pas envie. Car en plus, ça occupe une grande partie de mon temps. Peut-être que si j’avais pas ça, je penserais peut-être plus à me marier, parce que j’aurais que ça à penser ».

Elle veut se marier mais a peur de ce que cela implique comme difficulté et comme sacrifices. Elle repousse le mariage à plus tard :

« Le mariage, c’est un vrai engagement et c’est ptêtre pour ça qu’aujourd’hui j’veux prendre mon temps parce que c’est dur le mariage. Ce sera bien mais c’est un vrai chemin de vie, parfois j’aimerais bien ne pas savoir à quel point c’est dur ».

A la question Selon toi, qu’est-ce qui t’a manqué ou te manque pour bien te préparer à choisir et à fonder un foyer ? elle répond :

« Heuu, bah la peur ! D’un côté, l’envie d’être célibataire et de l’autre, de construire. La peur du mariage, que finalement j’ai que 26 ans et que j’ai le temps, que le mariage peut-être même un frein dans ce que j’ai envie de faire et mes projets ».

Yasmine est aussi au début du « train du mariage ». Elle a 24 ans. Qu’est-ce qui fait qu’elle a une grande peur de se marier ? Elle a peur de s’ennuyer, de se lasser et de divorcer, comme les couples qu’elles voient divorcer autour d’elles, parce qu’ils ne s’épanouissent plus ensemble :

« Ce qui me fait flipper, c’est de m’ennuyer une fois mariée ! Si on ne s’épanouit plus, on fait comment ? Comment ne pas se lasser ? 
Moi, c’est ça les craintes que j’ai pour l’avenir. Parce qu’autour de nous, y’a trop de divorces ! Comment on fait pour alimenter une relation pour la vie ? ».

On voit bien comment le désir de s’épanouir et la peur de ne pas s’épanouir fonctionne comme un puissant frein au mariage. 

Rkiya exprime en condensé un raisonnement largement répandu chez les femmes aujourd’hui : 

« Ce qui m’importe, c’est mon épanouissement personnel. Or si je me marie, l’homme va attendre de moi quelque chose : que je cuisine, que je fasse le ménage, que je garde les enfants, etc. Et ces charges vont à l’encontre de mon épanouissement personnel. Donc je préfère vivre célibataire ». 

On le voit bien dans son témoignage, elle va vers le mariage comme un condamné à mort irait vers la chaise électrique, à reculons, en y allant sans y aller, en « cherchant sans chercher », parce qu’elle a le sentiment intime que se marier, c’est sacrifier son épanouissement :

« J’ai quand même essayé de jouer le jeu, de rencontrer des personnes pour me marier. Mais j’avoue que c’était pas ma priorité. Et j’étais convaincue de ne pas trouver la bonne personne. Les hommes maghrébins attendent de leur femme qu’elle soit à leur service. Or, je ne suis pas prête à ça. J’ai toujours considéré que le mari serait un frein à mon investissement et à mon épanouissement. Autour de moi, je vois mes copines servir leur mari. Rares sont les maris qui aident leur femme à atteindre leurs objectifs, que soit les études, la carrière ou l’épanouissement personnel… Donc j’ai pas voulu prendre le risque de me marier ».

Pour elle donc, selon un calcul assez rationnel, elle estime qu’elle prend plus de risques de sacrifier son épanouissement personnel en se mariant qu’en restant célibataire. Pour elle, se marier, c’est jouer un « jeu » artificiel, alors que rester célibataire est quelque chose de plus « naturel ». 
Malgré son témoignage, cette femme n’est pas du tout opposée au mariage par principe. D’ailleurs, elle encourage les femmes qui l’entourent à se marier. Mais son cœur et son esprit sont le lieu d’un puissant conflit de priorité de valeurs : se marier, c’est nécessairement sacrifier une part d’épanouissement et de liberté ; se sentir totalement libre et épanoui, c’est nécessairement sacrifier le mariage. 

  • On prend le temps de s’épanouir avant de se marier

Par exemple, à la question Tu as des amis célibataires. Quel est LE conseil que tu leur offrirais ? Elisabeth répond :

« De ne pas se précipiter, qu’ils prennent leur temps de s’épanouir individuellement, car le mariage chamboule tout, donc mieux vaut avoir des bases solides ».

Elle est au début du « train du mariage ». Elle veut d’abord s’arrêter à toutes les « stations » susceptibles de contribuer à son épanouissement personnel : étudier, travailler, voyager, sortir, vivre…, avant de finir au « terminus » et de subir le grand « chamboulement » qu’est le mariage.

Bilal n’a pas de difficulté à rencontrer des femmes susceptibles de lui convenir pour se marier. Il est passé par des phases où il cherchait à se marier et d’autres où il laissait tomber. Avant ses 35 ans, il est « sorti avec beaucoup de filles, pas musulmanes, pas dans l’optique de se marier ». Sur les 3 dernières années, il affirme avoir échangé et rencontré 20 femmes dans la perspective de se marier. Mais il a pendant longtemps voulu « vivre avant de se marier ». Cette formule est d’ailleurs intéressante à analyser : tout pousse à croire que la vraie vie se trouve en dehors du mariage et que le mariage est la fin de la vie, une prison pour la vie.

A la question Si c’était à refaire, si tu avais 20 ans aujourd’hui, qu’est-ce que tu aurais aimé qu’on t’apprenne pour mieux te préparer au mariage ? il répond :

« J’aurais aimé qu’on m’apprenne le bon comportement à avoir. Par exemple, t’as 20 ans, tu connais tes responsabilités. Tu dois penser à te marier, préparer ta situation matérielle (travail, appart…). Sauf qu’à 20 ans, j’ai préféré partir à l’étranger. Je suis un globetrotter, j’aime bien voyager, je ne me suis pas posé de questions ».

Aujourd’hui encore, il est distrait par des objectifs contradictoires, se marier, s’amuser, rencontrer, s’écouter et prendre son temps… A la question Est-ce que tu t’es préparé au mariage ?  il répond de façon très paradoxale : 

« L’islam est un apprentissage tout au long de la vie. On n’est jamais complètement prêt. Pour ma part, je suis prêt, prêt à faire des concessions. Je me pose la question : « Est-ce que je suis vraiment prêt à me marier, à éduquer des enfants… ? ».

En quelques phrases, on voit toute la tension dans laquelle il est : « On n’est jamais complètement prêt », puis « je suis prêt », puis « Je me pose la question ». Cette contradiction révèle l’existence d’un nœud, d’un puissant conflit de valeurs et de priorités dans sa vie. 

A la question Selon toi, qu’est-ce qui t’a manqué ou te manque pour bien te préparer à choisir et à fonder un foyer ? il répond :

« Ce qui me manque, c’est la capacité à faire un choix ».

En fait, il a déjà fait un choix de valeur qui a gouverné sa vie jusqu’à maintenant : il a choisi de s’épanouir par les voyages, par les loisirs, par la multiplication des « aventures » amoureuses et sexuelles plutôt que de s’épanouir par le mariage et la vie de famille. Mais il a le sentiment que le choix s’est imposé à lui. 

Comme Bilal, la plupart des personnes interviewées se disent distraites par d’autres priorités : par leur épanouissement personnel qui passe par la réussite de leur carrière, par le voyage, par la multiplication des activités sportives et culturelles et par les sorties entre amis…

Par exemple, Nabila est une femme de 36 ans. Française, d’origine marocaine, elle vit en Ile-de-France. Diplômée de médecine, elle s’est spécialisée en Kinésithérapie. Elle travaille comme Kinésithérapeute.

Elle veut se marier mais elle veut aussi poursuivre un chemin – son épanouissement personnel qui pour elle, passe par des voyages chaque année, et par la quête permanente de relations nouvelles – qui rend sa volonté de se marier impossible à réaliser dans les faits : 

« Moi j’ai beaucoup voyagé et par le voyage j’ai beaucoup grandi, j’ai beaucoup appris donc j’aimerais que la personne qui va être avec moi ait aussi ce cheminement ou en tout cas qu’elle ait l’attrait pour la découverte et l’ouverture d’esprit aussi. Le fait qu’il n’y a pas de frontière. Toutes les infinies possibilités de relations, de découvertes. Pour se dire que voilà à tel endroit je sais qu’il y a ça, bah je vais aller chercher ça à tel endroit. Par exemple, quand je veux me former – parce que je continue à beaucoup me former, presque tous les ans -, j’hésite pas à aller à l’étranger, en Angleterre, en Turquie, en Australie, là où il y avait la personne qui pouvait m’inculquer telle ou telle compétences… » 

  • La quête d’épanouissement est train de conduire massivement vers le célibat et la frustration chronique 

Il n’y a pas de problème lorsque le couple est épanoui. Mais le problème, c’est que le couple n’est jamais totalement épanoui, pas tout le temps.

La critique de l’épanouissement personnel comme valeur supérieure à toute autre n’est pas du tout la critique du droit de chacun à goûter au bonheur dans sa vie individuelle et dans sa vie de couple.

La critique dont il est question ici, c’est de la quête du bonheur comme exigence de performance qui accentue la peur de se marier par peur d’être frustré ; c’est la quête du bonheur qui retarde le mariage et le rend de plus en plus difficile à réaliser. 

Le train de la quête d’épanouissement personnel a pour terminus la difficulté à se marier

La quête d’épanouissement est une exigence dangereuse pour le célibataire car elle le freine dans son désir de se marier. Et une fois marié, c’est une exigence encore plus dangereuse pour le couple car elle exige de lui qu’il soit en permanence performant dans sa capacité à rendre l’autre heureux, et elle pousse à négliger l’amour et la solidarité avec l’autre, lorsque son sentiment d’épanouissement est à la baisse.

Car lorsqu’un couple se sent épanoui, il n’y a pas de problème, il a toutes les bonnes raisons et motivations pour durer dans le temps.

Tout le problème est que dans la vie réelle, un couple ne se sent jamais totalement épanoui, pas tous les jours et pas toute l’année. Le couple passe par des saisons, exactement comme le cycle de la nature. Le couple, ce n’est pas que « l’été » de l’épanouissement et de l’amour parfaits. C’est aussi « l’automne » où l’on perd soudainement l’envie d’être ensemble, feuille après feuille, jour après jour. C’est aussi « l’hiver » où plus rien ne nous retient : on ne ressent plus aucun bien-être. C’est aussi le « printemps » de l’amour et du bonheur en couple : chaque épreuve passée dignement devient une puissante source de gratitude, de soutien mutuel, d’amour et de bien-être dans son couple.

Prenons un exemple. Un homme et une femme se sont choisis librement et par amour. Mariés, ils ont des enfants. Cela fait quelques années qu’ils jouissent du bonheur à la maison. Un jour, l’épouse tombe gravement malade. Ce qui faisait toute sa beauté s’est dégradé. Non seulement elle ne peut plus donner de la vie et de la joie à sa famille mais en plus, elle dépend totalement de son mari et de ses proches pour vivre dignement au quotidien : manger, faire sa toilette, etc. Elle ne respire plus l’amour et la joie mais elle devient de jour en jour plus désagréable. Cette situation dure depuis quelque temps. 

Si l’époux consultait le courant du développement personnel, il serait conseillé ainsi :

« Demande toi d’abord si tu te sens bien dans cette relation, si tu es vraiment épanoui avec ta femme. Si tu cherches quel est ton devoir, cherche ce qui te fait le plus de bien ».

Si cette situation était inversée, si c’est la femme qui était en bonne santé et le mari dans un état dégradé, le discours féministe et celui du développement personnel convergeraient pour la conseiller à l’identique. 

En ce sens, le courant dominant du développement personnel et du féminisme sont deux formes d’individualisme. 

Si on consulte le Livre de la sagesse, le Coran répondrait exactement l’inverse à des personnes qui se trouveraient dans cette situation : avoir un sentiment de lassitude, de rejet ou même de haine envers sa femme ou son mari, ne doit pas pousser à s’en séparer aussitôt. Car ce sentiment est souvent passager, injuste et trompeur. Car souvent, on ne sait plus ce qui est bon et ce qui est mauvais pour son propre bonheur, raison pour laquelle on a besoin de sagesse pour renforcer son discernement :

« (…) Et comportez-vous convenablement envers elles (les femmes). Si vous avez de l’aversion envers elles durant la vie commune, il se peut que vous détestiez une chose où Dieu a déposé un grand bien »(1).

La vision individualiste du bonheur génère beaucoup d’exclusion, de solitude, de célibat et de divorce dans notre monde.

La vision coranique du bonheur rappelle à chacun qu’on doit partager le bonheur mais aussi la traversée des difficultés de la vie, qu’on peut cultiver le bonheur mais qu’on doit aussi être solidaire de la peine des autres pour répandre plus de justice dans le monde.

Notes :

(1) Coran 4 : 19

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