Socrate est un amoureux de la sagesse (un philosophe) grec. Il est marié à une femme insupportable : Xanthippe. Elle aurait pu s’appeler Myriam, Jennifer ou Samira. Elle aurait pu être française, américaine ou algérienne. Elle aurait pu être juive, chrétienne, musulmane ou athée. C’est l’histoire d’une femme insupportable et d’un homme sage. Ça aurait pu être l’histoire d’un homme insupportable et d’une femme sage. C’est une histoire universelle : pour tous, elle nous dit quelque chose d’essentiel sur l’amour, le mariage, le bonheur et la sagesse.
L’amour, le mariage, le bonheur et la sagesse ne sont pas une « théorie » qu’on ne peut vivre nulle part. Ils n’ont de sens que dans la vie réelle, avec des hommes et des femmes réels, au cœur de nos difficultés quotidiennes.
Xanthippe est une femme réellement difficile à vivre, car constamment de mauvaise humeur et capricieuse, constamment en train de se plaindre et de se disputer avec son mari.
Bref, Socrate est un mari constamment humilié par sa femme. Il est d’ailleurs probablement en partie responsable du mauvais caractère de sa femme[1]. Il est extrêmement négligent. Par exemple, sa femme l’envoie faire des courses et il s’oublie en débats interminables sur les ruelles d’Athènes. Ses enfants pleurent de faim tandis que le philosophe est en train d’argumenter avec un riche citoyen…
Lorsqu’on voit à quoi ressemble la vie du couple Socrate-Xanthippe, on a juste envie de dire :
« Mais divorcez ! Mieux vaut être seul que mal accompagné ! ».
Le mariage est une belle chose que l’islam recommande à tous. L’islam, comme sagesse universelle, préconise aussi le divorce comme solution pour sortir de situations de couples que l’homme et/ou la femme peuvent juger inacceptables. A chacun d’apprécier si divorcer est meilleur que de rester ensemble.
Notre sensibilité moderne nous pousse à rechercher toujours plus de plaisir et à fuir les difficultés et problèmes de la vie quotidienne. Face à toute situation difficile ou désagréable,
On a tendance à choisir systématiquement la fuite de la difficulté et la solution la plus facile : partir, changer de femme plutôt que de patienter et changer de l’intérieur. De même qu’on ne garde pas un téléphone qui commence à dysfonctionner, un poste dans une entreprise qui commence à nous rendre malheureux : on ne garde pas sa femme aujourd’hui, lorsqu’elle n’atteint pas la performance attendue dans la vie intime ou dans la cuisine par exemple ; on ne garde pas son homme lorsqu’il n’atteint pas la performance attendue dans sa capacité à être romantique ou à assurer financièrement…
De même qu’à force de changer de téléphone, on use et pollue la nature ainsi que les ouvriers qui doivent supporter notre rythme de consommation ; à force de changer d’entreprise, on finit usé, c’est pourquoi de plus en plus de jeunes diplômés de grandes écoles vont chercher leur salut dans des projets porteurs de sens, en dehors des grands groupes ; à force de changer d’hommes ou de femmes, on finit usé par l’amour, on se perd entre un idéalisme invivable et un scepticisme qui pollue la vie. A force de changer de couples, on vit de plus en plus célibataire. Ainsi, changer et changer en permanence de couple, c’est le problème et non pas la solution à la crise du couple et de la famille que nous vivons.
L’homme ou la femme qui fuit systématiquement la difficulté de vivre ensemble ne peut que tomber dans la plus grande misère : être condamné à vivre dans la solitude et dans l’incapacité à se supporter lui-même.
Aujourd’hui, on a toutes les « bonnes » raisons de se séparer : « Je n’ai plus envie », « J’en peux plus de ma belle-mère », « Elle ne me plaît plus », « Elle est chiante », « Il est plus avec sa famille et ses amis qu’avec moi », « Il ronfle », « Elle a grossi », « Il est au chômage »… On a toutes les « bonnes » raisons de vivre célibataire ou en couple par intermittence.
Les bonnes raisons de faire couple et de rester ensemble durablement deviennent étrangement difficiles à trouver. Notre nature d’hommes et de femmes modernes nous aurait-elle rendu incapables de vivre en couple ? Le mariage ne serait-il plus adapté à notre nature et à notre époque ? Le salut du couple se trouverait-il en dehors du mariage ? Mais alors pourquoi les couples non mariés qui se sont choisis en toute liberté, et par amour, durent encore moins longtemps que les couples mariés ?
Aujourd’hui, ces questions et ces doutes habitent de plus en plus nos pensées et nos discussions entre amis.
Quelles réponses Socrate peut-il nous offrir pour trouver la force de supporter l’insupportable ? On lui a posé la question :
« (…) comment arrives-tu à vivre avec une femme qui, je le pense vraiment, est la plus insupportable de toutes celles qui ont vécu, qui vivent et qui vivront.
– La raison, répondait Socrate, c’est que ceux qui veulent devenir de bons cavaliers ne se procurent pas les chevaux les plus doux et les plus maniables, mais au contraire des bêtes sauvages et fougueuses car ils se disent que, s’ils ont été capables de tenir ceux-là en bride, il leur sera facile de venir à bout de tous les autres. C’est exactement ce que j’ai fait puisque ce qui m’importe le plus c’est l’art de vivre avec les hommes : c’est cette femme que j’ai prise, certain que, si je pouvais la supporter, je m’entendrais facilement avec tout le monde »[2].
Ce qui est intéressant dans la réponse que donne Socrate, c’est de voir que le sens de la vie ne se réduit à la qualité de ce qu’il vit avec sa femme. Au-delà de sa femme et de lui-même, il y a quelque chose de plus grand : l’aspiration à atteindre la sagesse. Il ne cherche pas à maximiser son sentiment d’épanouissement et d’indépendance personnelle mais à maximiser ses chances d’atteindre la sagesse, en passant par l’épreuve d’une femme imparfaite. En effet, à travers l’épreuve de sa femme qui lui fait vivre un enfer, ce qui se joue, c’est l’apprentissage de la sagesse, de la capacité à vivre en société et donc à supporter les gens. Si j’arrive à supporter ma femme lorsqu’elle est insupportable, alors je suis capable de supporter mes voisins, ma famille, mes amis, mes collègues, et réciproquement.
Plus mon cheval est difficile à vivre, plus je suis obligé de devenir un bon cavalier pour l’apprivoiser. Xanthippe signifie d’ailleurs « jument blonde » : la femme de Socrate est à l’image d’une jument agressive, imprévisible, qui refuse de collaborer avec son « cavalier », qui est incapable de vivre en bonne intelligence avec son homme. Ma femme est une jument et je suis moi-même un cheval : je dois faire l’effort d’apprivoiser ce cheval intérieur et en l’autre pour atteindre la sagesse.
De même, plus ma femme (ou mon homme) est difficile à vivre, plus je suis obligé de grandir et de devenir plus sage pour vivre avec elle.
Que le couple soit heureux ou malheureux, ce qui se joue dans la vie, c’est d’atteindre la sagesse, c’est-à-dire de réaliser le vrai, le bien et le juste en toute chose. On retrouve cette idée dans une célèbre recommandation que Socrate exprime à ses contemporains :
« Dans tous les cas, mariez-vous : si vous tombez sur une bonne épouse, vous serez heureux. Si vous tombez sur une mauvaise, vous deviendrez philosophe (c’est-à-dire amoureux de la sagesse), ce qui est excellent pour l’homme »[3].
Beaucoup croient que l’amour, c’est la fin de l’épreuve, et pourtant :
« L’amour d’un être humain pour un autre, c’est peut-être l’épreuve la plus difficile pour chacun de nous, c’est le plus haut témoignage de nous-même (…). L’amour, c’est l’occasion unique de mûrir, de prendre forme, de devenir soi-même un monde pour l’amour de l’être aimé ».[4]
L’islam voit dans l’amour, et donc dans le mariage, un chemin vers le bonheur, vers la sainteté, vers la sagesse et vers le paradis, au même titre qu’une voie spirituelle, qu’un métier, qu’un art ou que les grands combats de la vie. C’est un long chemin par lequel chaque homme et chaque femme apprend à être heureux, saint et sage, grâce au soutien mais aussi à l’épreuve de l’autre.
Dans cette vie, l’amour qui relie un homme et une femme peut être un paradis ou un enfer : une source de conflits, de mal-être et d’épreuves. Ainsi, il y a même dans les choses bonnes une part d’épreuve. Chaque homme et chaque femme est alors appelé à rester toujours en alerte afin que l’amour et que le plaisir des bonnes choses ne se transforme pas en une source d’injustice contre les autres, d’oubli de soi, d’oubli de Dieu, d’oubli du devoir de fidélité qu’il doit aux valeurs et aux idées qu’il a épousées :
« Dis : ‘Si vos pères, vos enfants, vos frères, vos épouses, vos clans, les biens que vous gagnez, le négoce dont vous craignez le déclin et les demeures qui vous sont agréables, vous sont plus chers que Dieu, Son messager et la lutte dans la voie de Dieu, alors attendez que Dieu fasse venir Son ordre’. Et Dieu ne guide pas les gens pervers ».[5]
« On a enjolivé aux gens l’amour des choses qu’ils désirent : femmes, enfants, trésors thésaurisés d’or et d’argent, chevaux marqués, bétail et champs ; tout cela est l’objet de jouissance pour la vie présente, alors que c’est près de Dieu qu’il y a bon retour ».[6]
De même que le sculpteur, pour polir une pierre, doit la tailler en donnant des coups, de même, l’homme ne peut se parfaire qu’en acceptant de se laisser tailler par les coups de la vie :
« Nulle pierre ne peut être polie sans friction, nul homme ne peut parfaire son expérience sans épreuve ».[7]
Socrate s’est donc fait « tailler » par la vie quotidienne éprouvante aux côtés de sa femme. Ce n’est pas un résigné, un passif ou un soumis. En tant que philosophe, il a affronté les idées folles de sa société, celles des faussaires de l’époque – les sophistes, les marchands de foi et les tyrans – au risque de sa vie. Par amour de la sagesse, il s’est levé contre les injustices de son époque et il a supporté en silence les injustices de sa femme.
De la même manière, le prophète Jacob[8] s’était fait « tailler » par les épreuves que ses fils lui ont fait vivre. En effet, jaloux de Joseph, les frères de ce dernier le jetèrent dans un puits pour l’éloigner de leur père dont ils voulaient avoir le monopole de l’attention et de l’amour. Jacob compris que c’était là le début d’une grande épreuve pour lui, que cela lui venait de Dieu, et qu’il acceptait d’accueillir en disant :
« La patience est une belle chose et Dieu me viendra en aide contre ce que vous avez raconté »[9].
La patience ici n’est pas un manque de motivation, de confiance en soi, d’ambition ou de personnalité. Patienter, ici, signifie accepter avec dignité ce qui arrive, même si on ne l’a pas choisi, même si on ne le supporte pas, même si on n’a pas la force de le changer dans l’immédiat. Ici, patienter est la plus belle chose que l’on puisse faire lorsqu’on est impuissant face au mal ou à l’injustice qui nous domine.
Patienter dans l’épreuve de son couple, pour atteindre la sagesse dans cette vie ou le paradis dans l’autre vie, comme l’espère cet homme :
« Pourquoi je reste avec elle ? Parce que grâce à elle, grâce à l’enfer qu’elle me fait vivre dans cette vie, j’espère avoir le Paradis dans la vie dernière ».
Ainsi, l’islam, comme sagesse universelle, n’invite pas à la soumission à l’injustice mais au courage et au changement ; n’invite pas à la passivité face au mal mais au changement intérieur lorsque le changement extérieur n’est pas possible. L’islam n’invite pas à vivre la vie de famille comme une fatalité mais à tout faire pour rendre la vie facile et agréable aux autres, pour faire de cette vie commune un petit paradis. Mais lorsque l’enfer s’installe dans le quotidien, quand le changement extérieur n’est plus possible, il reste le changement intérieur : accepter de patienter et de vivre dans la dignité.
Si ma femme est une jument (ou si mon homme est un cheval), mon âme est elle aussi à l’image d’une jument ou d’un cheval que je dois apprivoiser. En effet, mon âme se comporte comme une jument ou un cheval plein de fougue : elle est tiraillée par des idées, des valeurs mais aussi des désirs, des peurs et des réactions contradictoires : rester ou partir ? Sauver son couple ou aller voir ailleurs ? Désespérer ou croire encore en la vie ? Aller dans tous les sens ou rester fidèle au sens de cette vie…?
En en acceptant de renoncer à vouloir transformer ma femme, alors qu’elle est insupportable, et en m’efforçant de maîtriser mon « cheval intérieur », j’emprunte là le meilleur chemin vers la dignité, vers la sagesse et même vers la paix intérieure.
Le chemin vers la sagesse passe par l’épreuve de l’amour et par le changement intérieur :
« Vous pouvez être tout dans la vie, mais la chose importante est d’être une bonne personne.
Pour qu’un nouveau moi naisse, la difficulté est nécessaire. Tout comme l’argile doit passer par une chaleur intense pour devenir solide, l’amour ne peut être perfectionné que dans la douleur »[10].
Ainsi, il y a des moments dans la vie où une personne atteint sa grandeur en acceptant de se laisser « tailler » par la vie, de renoncer à ses attentes légitimes, de patienter et de sacrifier ce à quoi elle tient :
« On ne retrouvera pas le paradis (sur terre ainsi que dans la vie dernière) en faisant l’économie du sacrifice »[11] et du don de soi.
Aujourd’hui, on ne supporte pas l’idée de « sacrifice ». La vie et le bonheur doivent se vivre dans « le fun » et « la réalisation de soi ». On ne supporte pas de limite à notre exigence d’ « épanouissement personnel ». Une religion ou une morale qui invite à « faire des sacrifices » quand cela est nécessaire a moins de succès qu’une religion et une morale qui promettent la réussite tout de suite, tout le temps et sans renoncement. Les marchands et charlatans en tous genres ont toujours fait fortune en vendant l’amour et le bonheur faciles, sans efforts et sans sacrifice…
Et pourtant, rien de beau et rien de grand ne s’obtient sans sacrifice, y compris l’amour et le bonheur.
En conclusion, supporter sa femme ou son homme est possible pour toute personne qui accepte de se changer elle-même plutôt que de s’obstiner à changer ce qui ne peut pas l’être.
Si l’exemple de Socrate nous paraît inaccessible – impossible pour nous aujourd’hui d’imaginer supporter l’insupportable, de rater sa vie de couple, de ne pas avoir sa part de bonheur avant de mourir… – peut-il cependant nous rappeler la grandeur de celui et de celle qui supporte le supportable : la petitesse de l’autre, ses petits défauts, sa fragilité, sa non-perfection, son ronflement, en somme, son humanité ?
Notes :
[1] On a l’habitude de voir en Socrate la victime de sa femme. Mais si c’est lui qui l’a rendue insupportable ? C’est la thèse que développe Eileen Ebert Smith (1994), Xanthippe, Wife of Socrates, Janzen Press
[2] Le Banquet de Xénophon (II, 10-11) ; Xénophon & Ollier 2014
[3] Socrate
[4] Rilke, Rainer Maria (1966), Lettres à un jeune poète, traduit par B.Grasset, Seuil, Œuvres, p334-335
[5] Coran 9 : 25
[6] Coran 3 : 14
[7] Confucius (2008), Préceptes de vie. Textes choisis par Alexis Lavis. Presses du Châtelet
[8] Que la paix soit sur lui et sur tous les prophètes
[9] Coran 12 : 18
[10] Shams Tabrizi, cité dans Shafak, Elif (2010), Soufi, mon amour. Editions 10/18. Sur la rencontre entre Shams et Rûmi
[11] Guitton, Jean (1998), Le livre de la sagesse et des vertus retrouvées, Librairie académique Perrin, p34
Cetait pas mal du tout
Ce texte m’a redonné plus de forces…
Le ou les profil(s) insupportable(s) est (sont) souvent la face de profonds traumatismes vécus à une ou des phase(s) de la vie du conjoint. Ce qui appelle une dimension plus hardie de l’effort d’accès à la sagesse