L’homme a peur de s’engager dans un mariage. Il a peur de la femme ?

Aujourd’hui, dans les sociétés modernes et bien au-delà, les hommes ont de plus en plus peur de s’engager dans un couple durable, marié ou non[1]. Ils ont une « phobie de l’engagement ».

A quoi ressemble la phobie de l’engagement ?

Une femme et un homme se rencontrent. Ils se voient de plus en plus, apprennent à se connaître, partagent des histoires drôles, des confidences, etc. Il y a quelque chose de magique. Elle se dit : « C’est lui ! Je veux être sa femme ». Mais lui, qu’est-ce qu’il veut réellement ? Elle ne le sait pas. Elle a peur de le brusquer donc elle décide de « la jouer cool » et de voir où tout ça va les mener. Mais le temps passe et rien ne se passe : ils prennent toujours plaisir à se voir mais l’homme n’exprime aucun engagement : leur futur est toujours incertain. Pourquoi ne lui dit-il pas : « Veux-tu être ma femme ? ». Est-ce qu’il fréquente d’autres femmes en parallèle ? Est-ce que tout ça ne serait finalement qu’un simple jeu… ? Elle décide de prendre en main leur destin et lui demande : « Qu’est-ce que tu décides pour nous ? ».

Il réagit comme s’il ne comprenait pas la question : « Comment ça ? ». A force qu’elle insiste, il finit par répondre : « C’est vrai qu’on est bien ensemble. Mais c’est trop tôt pour se décider ». Les jours suivants, il devient de plus en plus distant. La magie des débuts fait place à la froideur de la réalité. Désormais, les discussions semblent « forcées » et se vider, jusqu’à ce que le silence les sépare définitivement.

Ainsi, à travers cet exemple, on comprend mieux comment se manifeste la phobie de l’engagement. On a du mal à désirer ou à se décider et donc à promettre quoi que ce soit à l’autre. Le conflit intérieur est puissant : on veut quelque chose qu’on a du mal à désirer ; on anticipe le regret de quelque chose qu’on a pourtant choisi. La phobie de l’engagement se manifeste ainsi :

« le désir ne peut se fixer sur un seul objet et ne peut désirer ce à quoi il aspire »[2].

Mais pourquoi les hommes, plus que les femmes, sont-ils atteints d’une phobie de l’engagement ?

Autour de nous, on entend deux explications populaires majeures.

L’homme aurait tendance, pour des raisons psychologiques ou biologiques, à ne pas pouvoir s’engager et à être « naturellement » infidèle.

Ou encore, « Les hommes refusent de s’engager par peur des femmes et de leur pouvoir grandissant, qui menace leur identité »[3].

L’infidélité « naturelle » de l’homme et sa peur actuelle vis-à-vis des femmes dont le niveau de réussite universitaire et professionnelle est supérieur, expliqueraient sa peur de s’engager.

Mais au lieu de présupposer que l’homme a quelque chose de pathologique, dans sa biologie ou sa psychologie, quelles sont les conditions culturelles actuelles qui poussent les hommes à éviter de s’engager ?

En synthèse, voici les réponses que nous propose Eva Illouz[4].

L’homme a peur, car être un Homme viril, c’est démontrer qu’on peut conquérir une femme et non plus fonder un foyer

Dans les sociétés prémodernes, l’homme devait démontrer sa volonté et sa détermination à épouser une femme. Comment ? En se maîtrisant, c’est-à-dire en s’abstenant de toute relation sexuelle avant le mariage, en lui promettant et en démontrant son engagement en allant demander sa main auprès de sa famille. En offrant une dot ou un cadeau nuptial, pour garantir qu’il s’engage à être solidaire de sa femme et plus largement de sa belle-famille[5].

Etre un Homme, être viril, avoir une valeur et un statut social, c’était ça : démontrer sa capacité à s’engager vis-à-vis de sa femme et de sa communauté, et à tenir sa promesse[6].

La femme était en position de force. Elle recevait des demandes multiples. Elle avait le choix et ne prenait le risque d’exprimer ses sentiments que lorsque l’homme avait fait la preuve de son engagement.

La société et les familles exerçaient leur pression pour que l’homme s’engage, pour que la femme accepte, et pour que tous deux tiennent leur promesse. Dans ce contexte, le mariage avait toutes les conditions favorables. Le divorce était la dernière option offerte à un couple qui ne veut plus vivre ensemble.

Depuis la deuxième moitié du 20e siècle, il y a un retournement historique : désormais, l’homme est en position de force. C’est à la femme de faire la démonstration non pas de sa détermination à se marier avec lui, mais de son attractivité sexuelle. La pression d’être « sexy » ou désirable est devenue le passage obligé de toute femme qui désire simplement fonder un foyer. Les boutons sur le visage, les premières marques de rides, le surplus de poids : ce sont les nouveaux interdits qui pèsent chaque jour sur la femme. Les industries du cinéma et de la beauté mettent la pression à la femme pour être belle de jour comme de nuit, à 20 ans comme à 50 ans.

Etre un homme, être viril, c’est désormais avoir des relations sexuelles « détachées », sans attachement affectif, c’est multiplier les aventures[7]. Etre un homme, être viril, ce n’est pas s’engager dans un mariage mais être « indépendant », réussir socialement et économiquement[8].

L’homme a peur, car il a tendance à aimer une femme comme il consomme un produit

Pour choisir un produit (un téléphone, un parfum ou un costume…), on a tendance à comparer, à délibérer avec soi-même, à définir des critères de choix, à sophistiquer son goût, à maximiser l’utilité et le bien-être, et enfin, à varier les plaisirs[9].

Désormais, grâce à Internet, la palette d’âmes sœurs potentielles est en théorie illimitée. Les barrières ethniques, culturelles, religieuses et morales sont plus faibles. On est face à une abondance de choix possibles.

Or, « la multiplication du nombre d’options entrave, plutôt qu’elle n’autorise, la capacité à s’engager dans une relation unique »[10].

On recherche non pas la satisfaction mais la maximisation de son couple. Plus encore, le désir de maximisation nous fait anticiper le regret et le sentiment de rater de meilleures opportunités[11].

« Un plus grand nombre d’options créé de l’apathie, car le désir de maximiser et l’anticipation du regret des opportunités perdues[12] affectent l’énergie de la volonté et la capacité de choisir »[13].

L’homme a peur, car il pratique une introspection émotionnelle qui, au lieu de faciliter sa prise de décision, la paralyse et la rend incertaine

Pour prendre la décision de s’engager ou non, on a besoin de délibérer avec soi-même. Le dialogue intérieur a toujours existé. Mais aujourd’hui, le choix est abondant et nécessite d’interminables comparaisons. La psychologie populaire et le coaching, pour aider à faire le bon choix, forment à la pratique de l’introspection émotionnelle :

« Est-ce que je me sens bien avec elle ? Mon sentiment pour elle est-il fort ou bien normal ? Si demain je rencontre une femme qui me plaise encore plus, est-ce que je ne vais pas regretter d’avoir choisi ma femme actuelle ? ».

L’introspection émotionnelle n’est pas un exercice que l’on fait avant de se décider une fois pour toute : c’est une activité permanente qui crée un sentiment d’incertitude permanente. Car en permanence, on continue d’évaluer ses émotions et ses préférences, face aux nouvelles options qui s’offrent à nous…

Prenons l’exemple d’un homme qui fait son introspection et qui raconte son incapacité à s’engager avec la femme qu’il aime pourtant :

« J’étais très amoureux d’elle, mais je ne veux pas d’une nouvelle famille et, en définitive, parce que je ne pouvais pas décider (…), nous nous sommes séparés. J’ai rompu. Peut-être aurait-elle pu continuer sur ce mode encore un petit moment, mais je sentais que je n’avais pas le droit de la retenir, il lui faut avoir une famille avec quelqu’un d’autre. Mais jusqu’à ce jour, je ne sais toujours pas si j’ai bien fait, je ne sais toujours pas aujourd’hui ce que je voulais réellement »[14].

Cet homme n’arrive pas à se décider. A force d’introspection, il est paralysé. L’introspection émotionnelle ou psychologique, au lieu d’aider à avoir du discernement, brouille le jugement ; au lieu d’aider à se décider, empêche de trancher :

« L’autocontemplation est une malédiction qui aggrave encore une ancienne confusion »[15].

L’homme a peur, car « je m’engage » ne signifie plus du tout la même chose

Dans la culture prémoderne que décrit Jane Austen à travers ses romans, s’engager signifie se projeter dans le futur en acceptant de renoncer aux opportunités meilleures que l’on pourrait rencontrer.

Autrement dit, « s’engager signifie faire un choix impliquant que l’on se prive de la possibilité d’augmenter son propre bien-être »[16].

L’engagement est le fruit d’une décision forte, renforcée par les familles, par la communauté, par le contrat et par les rituels de mariage et de prière. On entend aujourd’hui des hommes fuir l’engagement en prétextant ceci, lorsque la femme les interroge :

Elle : « Est-ce que tu t’engages à m’être fidèle ? »

Lui : « J’aimerais bien m’engager à l’être. Mais ce serait te mentir. Je ne peux pas prédire l’avenir ».

Or, s’engager et promettre n’est pas dire l’avenir : c’est dire qu’aujourd’hui, comme demain, je décide d’être le même, de continuer à honorer mon engagement. Le caractère d’un homme et sa valeur sociale tient précisément dans sa capacité à promettre et à s’y tenir.

Dans les sociétés modernes, les hommes ont de plus en plus de mal à s’engager, à promettre, à se projeter dans le futur. Car au nom de « l’authenticité » et de la « sincérité » des sentiments, on préfère être fidèle à ses sentiments plutôt qu’à la parole donnée et à la femme qu’on a épousée[17]. Désormais, on s’engage à être en couple, jusqu’à nouvel ordre, jusqu’à ce que son désir d’indépendance et d’épanouissement personnel fixe un nouvel ordre… L’introspection émotionnelle évalue en permanence ses émotions pour vérifier « si on se sent vraiment bien ensemble », « si on est authentiquement soi dans son couple »…[18]. S’engager et promettre, c’est simplement dire l’émotion qui domine aujourd’hui. Je t’aime, je veux vivre avec toi, aujourd’hui, jusqu’à nouvel ordre. Et par sincérité, je te dirai demain : « Je ne t’aime plus. Je ne veux plus vivre avec toi. J’ai rencontré quelqu’un d’autre… ».

L’homme a peur, car il ne subit pas la contrainte d’une horloge biologique

L’homme et la femme sont exposés à la même culture moderne qui façonne leur sensibilité et leurs choix. La femme renonce à l’abondance des choix possibles, et se cherche un mari, parce qu’elle veut avoir des enfants, et son horloge biologique lui rappelle la date limite.

L’homme ne subit pas la contrainte d’une horloge biologique. Il a tout son temps. Et il ne subit pas non plus une contrainte culturelle ou morale assez forte pour mettre fin à sa quête infinie d’une meilleure femme[19]. Dans les sociétés prémodernes, on s’engage dans un mariage à vie ; dans les sociétés modernes, on recherche l’Amour toute sa vie. La quête infinie d’Amour a ainsi remplacé l’engagement concret dans un amour durable, dans le mariage.

En synthèse…

Les hommes sont de plus en plus « difficiles » pour se décider à s’engager. Mais ce n’est pas dû à un problème « psychologique ». Bien plutôt, c’est dû aux nouvelles conditions culturelles et morales dans lesquelles ils se trouvent[20]. Parce qu’ils sont exposés à l’abondance du choix de femmes possibles à tout moment, à cause d’un certain idéal de virilité auxquels ils obéissent, à cause de l’exercice d’introspection émotionnelle qui les rend victime de leurs émotions du moment, ils n’arrivent plus à se projeter et à s’engager dans le futur…

Ainsi, « la liberté (…) conduit à l’incapacité de faire un choix, voire au manque de désir de le faire. S’il existe une histoire de la liberté, alors nous pouvons dire que nous sommes passés de la lutte pour la liberté à la difficulté de choisir, et même au droit de ne pas choisir  »[21].

Face à cette épidémie de phobie de l’engagement chez les hommes, on voit naître de nouvelles « solutions » : s’aimer, être en couple sans vivre sous le même toit, chacun continuant à vivre dans son appartement ; par souci égalitariste, un certain discours féministe appelle les femmes à « faire comme les hommes », c’est-à-dire à renoncer à l’idéal de fonder un foyer et à pratiquer des relations sans engagement. Ces « solutions » ne sont pas un changement mais la suite logique de la crise que traverse le couple et la société modernes.

Notes :

[1] Illouz, Eva (2012), Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, Seuil, p116

[2] Illouz, Eva (2012), Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, Seuil, p165

[3] Illouz, Eva (2012), Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, Seuil, p120-121

[4] Illouz, Eva (2012), Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, Seuil

[5] Illouz, Eva (2012), Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, Seuil, p113

[6] Illouz, Eva (2012), Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, Seuil, p112

[7] Illouz, Eva (2012), Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, Seuil, p125

[8] Illouz, Eva (2012), Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, Seuil, p130

[9] Illouz, Eva (2012), Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, Seuil, p154-155

[10] Illouz, Eva (2012), Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, Seuil, p155

[11] Illouz, Eva (2012), Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, Seuil, p161

[12] Schwartz, Barry (2006), Le Paradoxe du choix. Comment la culture de l’abondance éloigne du bonheur, trad. De l’anglais (Etats-Unis) par I.S. Lecorné, Paris, Michel Lafon

[13] Illouz, Eva (2012), Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, Seuil, p161

[14] Illouz, Eva (2012), Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, Seuil, p157

[15] Le poète Theodore Roethke, cite par Wilson, Timothy (30 décembre 2005), « Don’t think twice, it’s all right », International Herald Tribune, p6

[16] Illouz, Eva (2012), Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, Seuil, p166

[17] Illouz, Eva (2012), Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, Seuil, p167

[18] Illouz, Eva (2012), Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, Seuil, p168

[19] Illouz, Eva (2012), Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, Seuil, p145

[20] Illouz, Eva (2012), Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, Seuil, p163

[21] Illouz, Eva (2012), Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, Seuil, p181

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Varusio
Varusio
5 années

Je n arrive pas m’engager dans mes relations de couple suite à ma première vie commune

Zoom
5 années

J’ai peur de me lancer dans une relation sérieuse car je souffre d’une maladie, je ne sais pas si ça s’améliore ou si ça s’empire j’ai a vraie dire peur d’être largué au moment dont j’ai plus besoin de cette personne là, dans mon cas se compter sur soi-même est un atout essentiel.

Russo
5 années

Bonjour je suis amoureuse de quelqu’un qui malheureusement n’est pas amoureux de moi pourtant je lui ai dit que je l’aimais mais lui veux juste que l’ont reste de bons amis comme lorque que l’ont s’est connu,je crois qu’il a peur de l’engagement ce qui es normal pourtant on a 2 ans de différence mais bon je crois que c’est un peu mort pour moi

Gaëlle
4 années

Merci pour votre commentaire de soutien. Pour l’instant, il veut juste une relation sans engagement et sans lendemain car il a peur d’aimer et moi j’ai peur de l’engagement. Oui, il n’est pas encore mature, il n’a que 24 ans et moi 33. Remarque je ne suis pas plus mature dans ma tête non plus. 9 ans de différence en gros mais c’est pas énorme non plus. Je n’ai plus envie d’être amoureuse par peur d’une nouvelle déception.