Gilles Lipovetsky, La famille à la carte

La famille à la carte

Il y a peu, la famille faisait l’objet d’accusations véhémentes, une jeunesse avide de liberté l’assimilait à une instance aliénante, une mouvance rebelle à une structure reproduisant des rapports de propriété et de domination répressive. Virage à 180 degrés : aujourd’hui au hit-parade des valeurs, la famille a cessé d’être cette sphère dont on cherchait à s’échapper le plus tôt possible, les jeunes cohabitent de plus en plus longtemps avec leurs parents, le « cocooning » est en vedette, les adolescents en grande majorité déclarent s’entendre correctement avec leurs parents.

La famille est la seule institution pour laquelle une grande majorité des Européens déclarent être prêts à tout sacrifier, y compris leur propre vie[1]; en 1987, 7 Français sur 10 affirmaient que la famille est le seul endroit où l’on se sente bien et détendu[2], plus de 8 jeunes Français sur 10 considéraient que leurs parents remplissaient très bien ou plutôt bien leurs rôles ; à l’affirmation « on ne devrait plus se marier », seul 1 Français sur 10 donne son accord ; au début de notre décennie, 6 étudiants sur 10 déclaraient qu’ils aimeraient que leurs enfants vivent la même expérience familiale qu’eux. « Familles, je vous hais » n’aura été qu’un cri provisoire, une parenthèse protestataire déjà refermée.

Encore faut-il préciser que cette « réhabilitation » de la famille ne signifie en rien reconduction des traditionnels devoirs prescrits par la morale bourgeoise et religieuse : dans les sociétés contemporaines, nous célébrons la famille, les obligations inconditionnelles en moins. On sait en effet qu’après un cycle de forte régression, le nombre de mariages en France est à nouveau en légère hausse[3]  mais, dans le même temps, les divorces, unions libres et naissances hors mariage progressent ; davantage encore, aucun de ces comportements n’est plus désormais mis au ban de la société. Le culte de la famille s’est vidé de ses anciennes prescriptions obligatoires au bénéfice de l’accomplissement intime et des droits du sujet libre : droit au concubinage, droit à la séparation des conjoints – seuls 4 % des Français se déclarent hostiles au principe du divorce –, droit à la contraception, droit à la maternité en dehors du mariage, droit à la famille peu nombreuse, il n’y a plus de devoir strict dominant les désirs individuels. Qui s’exposerait de nos jours au ridicule de déclarer à l’instar de la propagande de Vichy : « Craignez un jour d’avoir à rougir devant vos propres enfants si vous n’en avez qu’un ou deux » ? Au moment où le nombre de familles nombreuses décroît, où le droit à la contraception n’est plus remis en cause que par une minorité de croyants, une nouvelle morale domestique a fait son apparition : se marier, rester unis, mettre au monde des enfants, tout cela s’est délesté de toute idée d’obligation inconnaissable par insémination artificielle avec donneur, 1 enfant sur 200 est désormais conçu hors du corps de la mère. Dissolution de l’éthique familiale traditionnelle, exacerbée encore par le diagnostic prénatal permettant aux futurs parents de connaître et de choisir le sexe de l’enfant par avortement sélectif. De plus en plus de médecins et de généticiens répondent maintenant favorablement aux demandes des parents désireux de connaître le sexe du fœtus et ce, au nom du principe de la liberté individuelle dans le domaine de la reproduction[4]. L’ordre moral proclamait la primauté des droits de la famille sur ceux de l’individu ; c’est manifestement l’inverse qu’accomplit l’ordre postmoraliste coïncidant avec la famille consumériste, l’enfant sur mesure, l’« équilibre » volontaire de la famille en fonction du sexe de l’enfant et peut-être bientôt d’autres caractéristiques.

Loin d’être une fin en soi, la famille est devenue une prothèse individualiste, une institution où les droits et désirs subjectifs l’emportent sur les obligations catégoriques. Longtemps les valeurs d’autonomie individuelle ont été assujetties à l’ordre de l’institution familiale. Cette époque est révolue : la puissance décuplée des droits individualistes a dévalorisé tant l’obligation morale du mariage que celle de procréer en grand nombre. Les parents se reconnaissent certes des devoirs envers leurs enfants : pas au point toutefois de rester unis toute leur vie et de sacrifier leur existence personnelle. Telle est la famille postmoraliste que l’on construit et reconstruit librement, le temps que l’on veut, comme l’on veut. On ne respecte plus la famille en soi, mais la famille impérieuse, le seul mariage légitime est celui qui dispense le bonheur. Pour être à nouveau cotée à la bourse des valeurs, la famille n’en est pas moins devenue une institution postmoraliste, recyclée par la logique de l’autonomie individualiste.

Que reste-t-il de la morale familiale traditionnelle à l’âge des banques de gamètes, des embryons congelés, de l’insémination artificielle et de la fécondation in vitro ? En très peu de temps, ces méthodes ont littéralement bouleversé les concepts traditionnels de filiation, de paternité et de maternité : une femme peut être fécondée par un géniteur anonyme ou un homme décédé, la femme génitrice et la femme gestatrice peuvent être dissociées, la mère d’une femme peut mettre au monde l’enfant de sa propre fille. Avec les nouvelles techniques de reproduction, la procréation d’un enfant sans père, la maternité et la paternité sans relation sexuelle sont devenues possibles. Nous n’assistons pas à la résurgence de l’ordre familialiste mais à sa dissolution postmoraliste, ce n’est plus le devoir de procréer et de se marier qui nous caractérise, c’est le droit individualiste à l’enfant, fût-ce en dehors des liens conjugaux. En 1985, 1 Français sur 2 considérait que les couples vivant en union libre devaient pouvoir bénéficier des nouvelles techniques de procréation, 4 sur 10 estimaient qu’elles étaient légitimes appliquées aux veuves ou aux femmes seules ; en Espagne, les femmes célibataires peuvent avoir accès à la procréation médicalement assistée ; aux Pays-Bas, les femmes vierges ou homosexuelles ont droit aux techniques d’insémination artificielle. La procréatique fait éclater les normes stables de l’ordre familialiste, elle précipite le règne individualiste de l’enfant et de la famille en libre-service.

Déjà 30 000 enfants sont nés en France de géniteur comme instrument d’accomplissement des personnes, l’institution « obligatoire » s’est métamorphosée en institution émotionnelle et flexible.

Les divers maux accompagnant l’essor de la famille « consumériste » ont été largement soulignés : drame du  divorce, « déshumanisation » des nouvelles techniques  de procréation, effacement de la figure du père, crise des  repères d’identité de l’enfant. A quoi s’ajoute, à un tout autre niveau, démographique cette fois, les périls collectifs liés à la chute prétendument catastrophique des taux de fécondité observable depuis le début des années 1970 : non-remplacement des générations, perte de l’identité nationale et carrément, pour certains, « autogénocide », « suicide collectif » des nations. Mais les données démographiques sont-elles réellement conformes à ce sombre tableau ? On peut en douter. D’une part, la population française connaît depuis un demi-siècle la plus forte croissance démographique de son histoire, la population depuis la fin de la guerre a augmenté de 40 %, il naît actuellement plus de 750 000 enfants par  an ; même sans aucune migration, la population française, depuis 1945, aurait été augmentée de 11 millions de personnes au lieu de 17 millions[5]. D’autre part, depuis environ cinq ans, la « descendance finale » s’est  stabilisée en France autour de 2,1 enfants par femme,  taux assurant à lui seul le renouvellement des générations. Sans doute y a-t-il moins de familles nombreuses qu’autrefois, mais simultanément il y a davantage de couples qui ont plus d’un enfant et ce, à la différence de la période de l’entre-deux-guerres. Sans doute, les taux de fécondité baissent chez les jeunes femmes, mais ils augmentent chez les femmes plus âgées qui tendanciellement retardent les naissances d’enfants souhaités[6]. Il n’y a nulle tendance lourde et irrépressible à une fécondité à la baisse : la dynamique néo-individualiste ne signifie pas refus de l’enfant, mais l’enfant quand on veut, le nombre que l’on veut. Même si l’on observe, dans un certain nombre de pays européens, une décroissance de l’« indice conjoncturel », rien n’indique qu’il s’agit là d’un processus de longue durée, inévitable et irréversible : dès que, notamment, le retard de maternité se stabilisera, l’indice a toutes les chances de remonter, à l’instar de la Suède où il a déjà pu repasser au-dessus de 2. Il en va, au fond, de la natalité comme de la sexualité, l’univers de l’autonomie individualiste ne court-circuite pas toutes les régulations, il fonctionne bien davantage comme un « désordre homéostatique » capable en l’occurrence d’assurer le renouvellement de la population en dehors de toute morale nataliste.

C’est une vue très réductrice que d’assimiler l’individualisme de l’après-devoir à la monade narcissique sans autre désir que le moi pur. Quelle que soit l’ampleur du culte de l’autonomie, de la santé, de la jeunesse, les couples désirent et font statistiquement entre 2 et 3 enfants : les passions narcissiques ne contredisent nullement le désir d’avoir des enfants, de fait en nombre « moyen ». Ni 1 enfant, ni 4 ou 5 : ce choix illustre typiquement l’individualisme postmoraliste en ce qu’il ne s’agit plus de « sacrifier » sa vie intime ou professionnelle par des naissances démultipliées, mais il n’est pas question pour autant de se priver des joies variées d’avoir des enfants. Gagner sur « tous les plans », « réussir » sa vie professionnelle en même temps que familiale, la culture néo-individualiste peut faire osciller les indices de fécondité, elle n’est pas assimilable à une machine de guerre tournée contre la natalité, dans une époque où précisément on ne veut renoncer à rien et où l’enfant fait partie intégrante de la qualité totale de l’existence. Les désirs individualistes livrés à eux seuls sont synonymes de « chaos organisateur », non de « baby krach ».

[1] Jean Stoetzel, op. cit., p. 123.

[2] Ce qui n’empêche pas 10% des couples d’être concernés par la violence : 2 millions de Françaises ont été battues, à un moment ou à un autre de leur vie, par leur conjoint.

[3] Remontée toute relative : le nombre de mariages contractés en France est de 4,8 pour 1000 habitants aujourd’hui, contre 7 en 1965. La tendance lourde est au recul de l’institution du mariage : entre 1972 et 1988, le nombre de mariages en Europe occidentale a chuté de 20 %. Si la tendance actuelle se poursuit, en 2010, 28 % des Françaises de 50 ans et 45 % des Suédoises ne seront pas mariées.

[4] Dorothy C. Wertz et John C. Fletcher, « Le choix du sexe : une connaissance fatale», Esprit, nov. 1989.

[5] Sur ces données, Hervé Le Bras, Marianne et les lapins, Paris, Olivier Orban, 1991.

[6] Ce point est fortement souligné par Hervé Le Bras, op. cit.

Droits des enfants, devoirs des parents

Le processus historique assurant la suprématie des droits individuels sur les devoirs affecte jusqu’à l’idée de respect et de dévouement filial. Certes, le cinquième commandement[1] bénéficie toujours d’une large autorité : plus de 6 Européens sur 10 pensent que les enfants doivent amour et respect à leurs parents, quels que soient leurs qualités et défauts. Mais ici encore, c’est l’écart entre les idéaux affichés et la réalité sociale effective qui est le plus significatif.

De nos jours, l’éducation de type libéral- psychologique et les valeurs de liberté individuelle travaillent à réduire, voire à détruire le sens des devoirs filiaux : on n’élève plus les enfants pour qu’ils honorent leurs parents mais pour qu’ils soient heureux, qu’ils deviennent des individus autonomes, maîtres de leur vie et de leurs attachements. Quel sens accorder à la notion de devoir d’obéissance filiale dès lors qu’en matière de profession, de mariage, de résidence, d’éducation des enfants, nous ne reconnaissons plus que le principe de la liberté individuelle ? Dans une société fondée sur l’expression et l’affirmation de la personnalité individuelle, le culte immémorial des parents perd irrémédiablement de sa force, chacun est reconnu libre et vit d’abord pour lui-même. Le sacrifice de soi au bénéfice des désirs des parents n’a plus de légitimité sociale, le sens de la piété filiale inéluctablement régresse, faisant place, au mieux, au « chacun chez soi », au pire à la violence : tandis qu’aux États-Unis se sont constituées des associations de parents battus, en Norvège, au Canada, aux États-Unis encore, 1 personne âgée sur 5 serait victime de sévices psychologiques et d’exploitation financière au sein de sa famille, 2 à 5 % subiraient des violences physiques. Sans doute est-ce là une tendance extrême : il reste qu’aujourd’hui les parents âgés vivent seuls, ils s’éteignent dans les « mouroirs » ou les maisons du quatrième âge. Comme dans Les nouveaux monstres de Dino Risi, ils vont attendre la mort en maison de retraite.

Pour autant, le procès d’érosion des devoirs n’est pas sans limites. Rien de plus scandaleux, de nos jours, que de ne pas chérir ses enfants, ne pas se soucier de leur bonheur et de leur avenir. L’individualisme narcissique est ici stoppé dans sa course : le droit à l’auto-absorption subjective ne va pas jusqu’à discréditer le principe des obligations parentales : plus les valeurs individualistes gagnent du terrain, plus se renforce le sentiment des devoirs envers les enfants ; plus l’esprit d’obligation envers la «grande société » périclite, plus la notion de responsabilité envers les « petits » gagne en autorité. Aucune autre obligation morale « positive » ne bénéficie sans doute d’une légitimité aussi forte : l’âge postmoraliste anémie globalement les devoirs, mais élargit l’esprit de responsabilité envers les enfants. C’est pourquoi les griefs contre les parents ne cessent de se multiplier : ils sont coupables de ne pas suivre d’assez près les études de leurs progénitures, de ne pas participer aux associations de parents d’élèves, de préférer le sacro-saint week-end aux rythmes scolaires harmonieux. La liste est longue qui énonce les fautes des parents : ils se déchargent de leur responsabilité sur les enseignants, ils laissent les enfants s’abrutir devant la télévision, ils ne savent plus se faire respecter. A mesure que l’enfant triomphe, les failles de l’éducation familiale sont plus systématiquement relevées et dénoncées. Il n’y a plus de mauvais enfants. Rien que des mauvais parents.

Il serait inexact d’interpréter ce concert de critiques comme le signe du déclin massif des vertus parentales plus exactement, il traduit une culture centrée sur l’enfant et travaillant plus que jamais à responsabiliser les familles sur des dimensions de plus en plus larges, de plus en plus complexes de la vie. Non plus certes put injonctions morales mais par le biais, autrement plus efficace, de l’information, de la vulgarisation scientifique, de la sensibilisation médiatique. Les livres et guides pratiques sur l’enfant fleurissent, les bébés font la une des magazines, les conseils sur l’alimentation, l’hygiène, la psychologie, les jeux et maladies ne suffisent plus, on explique maintenant les potentialités du fœtus et les compétences du nouveau-né. Voici le temps du «bébé citoyen» conscient et communicant, individualisé et sensible qui demande conversation et éveil constants. L’époque du « dressage » des bébés assimilés à un « tube digestif » est révolue, la responsabilité des parents est désormais totale, elle commence avant même la naissance s’il est vrai que le fœtus est déjà une personne. L’heure n’est plus à la prescription des devoirs stricts, priorité est donnée à la chaleur humaine, à l’émotion, à l’écoute. Dès lors que les premiers mois de la vie sont reconnus décisifs pour le futur de l’enfant, que les découvertes scientifiques et conseils pratiques se multiplient, que l’éducation 4 fixe pour but l’épanouissement global de la personnalité, il est inévitable que le sentiment de responsabilité des parents s’intensifie : à présent, toute décision est, en un sens, problématique, tout est devenu important dans le rapport aux enfants. D’où le paradoxe postmoraliste déjà énoncé à travers la question hygiénique : moins il y a d’hommages solennels aux devoirs, plus l’attention aux enfants apparaît comme une exigence indépassable.

Depuis des siècles, les sociétés modernes ont célébré l’idée de devoirs envers les enfants. Mais, dans le même temps, elles ont continué, fidèles à une tradition immémoriale, à privilégier les devoirs des enfants vis-à-vis des parents. Avec le moment postmoraliste, un basculement s’est opéré : ce sont les devoirs des parents qui sont maintenant davantage prégnants que ceux des enfants, quelle que soit l’avancée du « droit à l’enfant » rendu possible par les nouvelles techniques de procréation. L’ingratitude des enfants fait moins scandale que l’indifférence des parents envers leurs progénitures. La violence exercée contre les enfants est devenue, aux yeux de l’opinion publique, l’une des fautes les plus inexcusables, les plus intolérables : 96 % des Français pensent qu’ils dénonceraient à la police un voisin martyrisant son enfant. De plus en plus, les media, les pouvoirs publics, les associations de protection de l’enfance cherchent à lever le tabou entourant les abus sexuels sur les enfants. C’est partout la protection, la santé, le développement psychologique des enfants qui sont premiers : déjà, dans certains États américains, les mères sont condamnées par la justice pour s’être droguées pendant leur grossesse, des tribunaux viennent de créer le crime de « fœticide », les enfants pourront maintenant poursuivre leur mère pour mauvais traitements in utero[2]. En Suède, la loi considère que tout enfant a droit à connaître ses origines génétiques, de savoir de qui il est issu ; dans ces conditions, contrairement à la pratique française, l’insémination avec sperme de donneur ne peut être anonyme : le droit de savoir à qui l’enfant doit la vie l’emporte sur le droit à la vie privée des donneurs et l’autonomie des familles. En France, l’utilisation des tests d’empreinte génétique dans les recherches de paternité est désormais prévue par la loi : le droit de l’enfant à une double filiation est reconnu légalement à contre-pied de l’ancien droit des hommes à ne pas reconnaître leur enfant. Socialement, la reconnaissance du « droit à l’enfant » s’arrête précisément là où les devoirs d’éducation semblent ne pas pouvoir être assurés convenablement : une forte majorité de Français est ainsi opposée à ce que les couples d’homosexuels, les couples après la ménopause[3]  et les hommes seuls puissent bénéficier des nouvelles techniques de procréation. Aux yeux du plus grand nombre, avoir un enfant n’est un droit légitime que lorsque les parents sont à même de l’élever dans des conditions reconnues, à tort ou à raison, « satisfaisantes ». Certes, il n’existe pas de consensus sur ce que l’on entend par éducation « normale » et sur les personnes pouvant bénéficier des techniques procréatiques : ainsi les Français sont-ils fortement divisés au sujet des veuves désirant une insémination post-mortem et des femmes seules souhaitant un enfant ; en Espagne et en Grande-Bretagne, la loi autorise l’insémination post-mortem et la procréation artificielle pour les femmes seules. Mais quelle que soit l’érosion de l’idée de famille « traditionnelle » et l’extension du «droit à l’enfant », notamment pour les femmes seules, celui-ci reste contenu dans des limites strictes : le droit d’être parent en France n’est pas socialement sans bornes, on le refuse aux hommes seuls, aux homosexuels, aux couples après la ménopause1, c’est le droit au bonheur et au développement psychologique de l’enfant qui commande notre rapport à la procréation artificielle et oriente notre éthique domestique.

C’est de plus en plus autour de l’enfant qu’achoppe la spirale libérale. S’il faut mettre la télé-hécatombe au pilori, c’est en grande partie au nom de l’enfant ; si le porno est « insupportable », c’est qu’il faut respecter la sensibilité des mineurs ; s’il faut interdire la publicité pour le tabac, c’est, entre autres, pour ne pas donner de mauvais exemples aux jeunes. La dynamique postmoraliste qui privilégie les droits subjectifs renforce néanmoins le sentiment d’obligation parentale dans le droit fil du mouvement séculaire de la « découverte » moderne de l’enfant. Dans nos sociétés individualistes, l’enfant est devenu le principe-responsabilité des adultes, un vecteur primordial de réaffirmation des devoirs.

Nul doute que cette accentuation des devoirs ne signifie un coup d’arrêt à l’inflation individualiste : l’enfant est roi, son bonheur légitime un ensemble de contraintes contrecarrant les droits à l’autonomie des individus. Pourtant, le phénomène ne s’inscrit nullement en contradiction avec la logique postmoraliste. Car s’il y a bien suréminence d’un type d’obligations, celles-ci se rapportent à la sphère privée, là où les relations sont principalement affectives : le « devoir » peut rebondir parce qu’il se détache de toute dimension impersonnelle, autoritaire, doctrinaire pour se réconcilier avec l’inclination « naturelle » à la tendresse, aux sentiments. L’obligation dont il s’agit fonctionne moins comme impératif catégorique et inflexible impliquant résistance et effort que comme lien émotionnel, impulsion « spontanée », sentimentale, vers la « petite société» à fin de développement de l’enfant et de notre être relationnel. À bien des égards, le « devoir » des parents ressemble à ce que Guyau appelait la « fécondité morale », cette « générosité inséparable de l’existence sans laquelle on meurt, un se dessèche intérieurement[4] », ce principe d’expansion vers autrui qui n’est pas une perte pour l’individu mais son enrichissement, la condition d’une véritable existence, d’un degré supérieur de vie.

Dans la reconnaissance des « obligations » parentales, il n’y a plus aucune idée de commandement tyrannique contre soi-même, aucune notion obligatoire de mutilation de soi, seulement la «condition même de la vraie vie[5] ». Réussir sa vie, c’est aussi partager des joies, construire une famille, donner aux enfants pour être plus soi-même, gagner le challenge que constitue leur éducation, leur équilibre, leur bonheur. Si la famille est devenue espace hyperémotionnel, elle s’est transformée en même temps en entreprise à gérer optimalement dans toutes ses dimensions ; plus rien ne doit être négligé, la santé des enfants, les études, les vacances, les programmes de télévision, la musique, les langues, jeux et sports, tout est devenu matière à éveiller, bonifier, progresser, les parents ressemblent de plus en plus à des managers « jeunes et dynamiques » amoureux de leur entreprise interminable. C’est moins en termes d’abnégation que se pose la question de l’éthique parentale qu’en termes de management généralisé : le dévouement des parents ne se conçoit plus comme négation de soi, mais comme instrument d’accomplissement intégral de soi, besoin d’être utile, d’aimer et d’être aimé, besoin d’une sphère d’action et de construction intime, d’une vie plus intensive et plus extensive. La morale des parents, au même titre que la fidélité contemporaine, participe de l’exigence de qualité totale propre aux sociétés néo-individualistes ; à travers la légitimité supérieure des devoirs parentaux, c’est encore l’éthique postmoraliste, choisie, émotionnelle, sans renoncement à soi qui se déploie.

[1] Honore ton père et ta mère

[2] En Australie, une fille de 18 ans a intenté et gagné un procès contre sa mère accusée de ne pas avoir attaché sa ceinture de sécurité lorsqu’elle était enceinte de cinq mois : cette négligence avait occasionné, lors d’un accident de circulation, des paralysies et lésions irréversibles de l’enfant.

[3] Sur l’opinion des Français, voir Olivier Duhamel, « La procréation artificielle », in Sofres, Opinion publique 1986, Paris, Gallimard, 1986.

[4] Jean-Marie Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, rééd. Fayard, p. 91.

[5] Ibid, p.217

*Cet article est une retranscription d’un extrait du livre de Gilles Lipovetsky, Le Crépuscule du devoir

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