Du mariage de tous au célibat pour tous

Dans la civilisation musulmane, le célibat a toujours existé, comme dans toutes les autres civilisations humaines. Mais le célibat a toujours existé comme réalité marginale. Les rares exceptions à l’échelle de l’humanité, ce sont les périodes de guerre où une génération d’hommes meurt au combat tandis qu’une génération de femmes continue de vivre veuve ou célibataire. Même chez les savants et les saints musulmans, le célibat n’était pas très pratiqué. On grandit dans la civilisation musulmane avec l’idée que le mariage est une belle chose, un chemin nécessaire pour l’être humain.

On n’a pas de sentiment de contradiction entre « Se marier ou être épanoui », car l’épanouissement personnel passe aussi par le mariage, par le don de soi, par la solidarité, par la pratique de la vertu et par l’effort de rendre sa société meilleure. On n’attend pas tout du mariage mais il reste un passage nécessaire à l’équilibre individuel et social.

Dans la civilisation moderne, le célibat est la norme dominante tandis que le mariage est en train de devenir une réalité marginale. Le célibat passe ainsi d’un moment passager dans la vie à un nouveau mode de vie. Aujourd’hui, il semble plus facile et plus désirable d’être célibataire que de se marier. 

Dans ce contexte culturel et moral, le mariage n’est plus une valeur objective, évidente et commune mais une valeur incertaine, optionnelle, relative aux préférences et à l’évolution de chacun.

Cette inversion des valeurs n’est ni un accident de l’Histoire ni le coup d’un destin arbitraire : c’est le résultat d’une vision de ce qui a de la valeur dans la vie. C’est le résultat d’une dévalorisation du mariage et d’une hyper valorisation de l’indépendance et de l’épanouissement personnel.

Plus radicalement, c’est le résultat d’un long processus de « désenchantement du monde » et d’adoption de la nouvelle religion de l’Amour et du Bonheur individuel.

D’ailleurs, le manque d’initiation à la religion et à la sagesse ne cesse d’accentuer la difficulté de comprendre le sens de la vie ; de comprendre sa propre place dans le monde ; de comprendre ce que Dieu, la société et la famille attendent de chacun ; de comprendre ce que l’on peut et ce que l’on doit faire de sa vie.

Comme on n’attend plus de l’individu qu’il se mette au service de plus grand que soi – de Dieu, du Vrai, du Bien et du Juste… –, alors il est soumis à la tyrannie de ses désirs et volontés contradictoires.

Cette absence de vocation spirituelle, morale et sociale affaiblit le sens de la maturité et de la responsabilité chez l’enfant mais aussi chez l’adulte. La révolution industrielle, en inventant « l’homme actif » et « la femme au foyer », a aussi créé les conditions d’une crise de maturité chez les enfants.

En effet, l’éducation des enfants se fait désormais principalement par la mère, dans un confort maternel excessif. Par exemple, c’était le cas dans les banlieues d’Amérique où la femme a quitté la sphère publique pour se concentrer exclusivement sur le foyer, conduisant ainsi à des générations de jeunes dépendants, apathiques, n’ayant ni ambition ni volonté de fonder un foyer[1].

Certains croient que l’immaturité et l’irresponsabilité de beaucoup d’hommes musulmans aujourd’hui, est propre à l’éducation « traditionnelle » maghrébine. Or, dans la tradition musulmane passée, un homme est responsabilisé très tôt : il est juridiquement responsable vers 14 ans, ce qui lui donne le pouvoir de diriger un commerce, de signer un contrat, d’être imâm remplaçant, ou de se marier… L’homme n’est pas éduqué uniquement par sa mère mais par la famille élargie et par le village. On n’attend pas de lui simplement qu’il joue et qu’il réussisse à l’école, mais qu’il soit vertueux, qu’il soit utile aux autres et qu’il contribue à rendre son monde meilleur. Parce que la famille et la société attendent beaucoup de lui, alors sa maturation est accélérée.

A l’inverse, aujourd’hui, on n’attend pas grand-chose de l’homme, si ce n’est qu’il devienne un pur individualiste, en prenant le temps de s’amuser et dans une moindre mesure que les femmes, on attend de lui qu’il réussisse ses études et sa carrière professionnelle.

La régression dans la maturité des hommes et des femmes, la généralisation de l’adulescence – de cette tendance à se comporter comme un ado lorsqu’on est adulte –, ne cesse de retarder le mariage et de le fragiliser.

Dans ce contexte de seconde modernité, le mariage comme effort de maîtrise de soi, de don et de service perd de sa légitimité :

« Aussi, la fidélité, l’effort ou le devoir, présupposant l’idée de temporalité, de prolongement dans le temps, et de dépendance à l’égard d’autrui, deviennent des valeurs décadentes »[2].

Si on accepte encore de donner une grande valeur au mariage, c’est à condition qu’il soit à la carte, quand je veux, comme je veux et sans sacrifice[3]. Autrement dit, c’est à condition qu’il ressemble à une vie de célibataire ponctuée par des amours aussi passionnés que jetables.


*Cet article est un extrait du livre Etude sur le célibat musulman, de Mohamed Oudihat.

[1] Pour aller plus loin dans l’analyse de l’invention moderne de la femme au foyer, Cf. Lasch, Christopher (2006), Les femmes et la vie ordinaire : Amour, mariage et féminisme. Editions Climats.

[2] De Funès, Julia (2019), Le développement (im)personnel. Les éditions de l’observatoire, p.29.

[3] Pour aller plus loin dans l’analyse de notre rapport moderne au mariage, Cf. Lipovetsky, Gilles (1992), Le Crépuscule du devoir. Les éditions Gallimard.

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