« Vos épouses sont un champ à cultiver »

« Interpréter » le Coran est devenu l’expertise de tous. En particulier de ceux qui n’ont pas pris le soin de le lire et de le relire avec l’intention et l’effort de le comprendre. C’est devenu une technique politique pour dévaloriser une communauté musulmane et la contraindre à se soumettre et à se conformer à un ordre politique et culturel dominant. Alors que la liberté est revendiquée comme droit pour tous – y compris pour dénigrer une religion –, les musulmans sont sommés de censurer leur liberté et leur sens critique, et d’exister simplement en tant que « singe » ou « perroquet » qui n’a d’autre droit que l’obligation de répéter ce qu’on veut l’entendre dire. 

C’est dans ce contexte politique et culturel qu’a émergé une polémique parmi bien d’autres, à partir du tweet du journal Le Monde :

Le signe cité et complété de façon fantaisiste est celui-ci :

« Vos épouses sont pour vous un champ à cultiver. Allez à votre champ comme vous le voulez. Faites le bien à l’avance, pour vous-mêmes. Et craignez Dieu, en vous rappelant que vous aurez à Le rencontrer ! Annonce donc cette bonne nouvelle à ceux qui ont adhéré à la voie de Dieu ! ».

نِسَاؤُكُمْ حَرْثٌ لَّكُمْ فَأْتُوا حَرْثَكُمْ أَنَّىٰ شِئْتُمْ ۖ وَقَدِّمُوا لِأَنفُسِكُمْ ۚ وَاتَّقُوا اللَّهَ وَاعْلَمُوا أَنَّكُم مُّلَاقُوهُ ۗ وَبَشِّرِ الْمُؤْمِنِينَ 

Coran 2 : 223 [1]

Prendre son épouse pour « un champ à cultiver », est-ce s’autoriser à « l’utiliser » et à la « violer » comme le prétend cette polémique ? 

« Interpréter » ainsi ce signe du Coran, ce n’est pas simplement un acte intellectuel : c’est ici un acte politique indépendamment de la vérité du Texte. Et dans le champ politique, on a l’habitude de voir des scandales totalement fabriqués, en coupant-collant des fragments de discours pour faire dire ce que l’on veut à son ennemi et avoir ainsi des raisons de le dénigrer. Lorsqu’on n’a pas de méthode d’analyse et qu’on est animé par la volonté politique de dénigrer une communauté, on peut ainsi faire dire aux plus belles métaphores coraniques les pires des absurdités, au nom de « l’interprétation ». 

Clarifier cette question, c’est l’occasion de sortir de toute interprétation fantaisiste et d’introduire la bonne méthode pour comprendre le Coran. Mais il n’y a pas de bonne méthode sans bonne volonté de comprendre. Donc comprendre est un acte moral – désirer la vérité plus que de « chercher la petite bête » – avant d’être un effort méthodologique. 

Tout d’abord, un peu de logique : si le Coran avait encouragé les hommes à violer les femmes, il n’y aurait pas beaucoup de femmes et d’hommes qui suivraient cette religion. Ensuite, Si Dieu est le Créateur de tout et de tous, il ne convient pas de lui prêter une telle injustice. Car si Dieu est le Créateur de tout et de tous, Il ne peut qu’être Parfait et Sage dans ce qu’Il enseigne à l’être humain. 

A présent, entrons un peu dans la méthode… Un signe du Coran – comme toute phrase dans n’importe quel livre – n’est pas un « orphelin » (une vérité isolée) mais le membre d’une « famille » (un tout, un livre où les phrases et les idées s’éclairent les unes les autres) plus large : il a des parents (les passages qui le précèdent) ; des grands-parents (des chapitres ou sourates qui l’englobent) ; des oncles et tantes (des phrases ou des passages qui lui ressemblent et le complètent) et des enfants (des phrases et des idées qui descendent de lui, qui viennent après lui)… C’est une erreur, dans tout effort de compréhension d’un livre, que de traiter un fragment sans le situer par rapport au tout, à sa « famille ». 

Prenons plutôt ce signe comme un condensé de la philosophie du plaisir et de la sexualité dans le couple, et plus largement, de la philosophie de la vie à laquelle le Coran invite chaque homme et chaque femme.

En effet, on retrouve cette métaphore du champ à cultiver à différents moments de la Parole coranique. Chacun est à l’image d’un agriculteur. Cette vie est à l’image d’un grand champ à cultiver. Celui qui aspire à agir pour Dieu – donc à servir le Vrai, le Bien et le Juste – doit cultiver le champ de cette vie ainsi que le champ de la vie dernière. Celui qui se détourne de Dieu va cultiver le champ de cette vie et aura les fruits de ses bonnes actions dans cette vie uniquement. Demain, quand il se présentera devant Dieu, il ne pourra pas réclamer d’autres récompenses que celles qu’il aura déjà acquises dans cette vie : une vie heureuse, une épouse ou un époux aimant, etc.

« Celui qui désire cultiver le champ de la vie dernière, Nous augmenterons pour lui sa récolte. Celui qui désire uniquement cultiver champ de la présente vie, Nous lui en donnerons quelques miettes, mais il n’aura aucune part dans la vie dernière ». 

مَن كَانَ يُرِيدُ حَرْثَ الْآخِرَةِ نَزِدْ لَهُ فِي حَرْثِهِ ۖ وَمَن كَانَ يُرِيدُ حَرْثَ الدُّنْيَا نُؤْتِهِ مِنْهَا وَمَا لَهُ فِي الْآخِرَةِ مِن نَّصِيبٍ

Coran 42 : 20 [2]

Mais concrètement, comment cultiver le champ de cette vie et de la vie dernière ?

Chacun peut cultiver le champ de la vie dernière en cultivant le champ de cette vie présente, tout en s’efforçant d’avoir une intention pure, une parole bonne et des actes justes. Autrement dit, chacun peut cultiver le champ de la vie dernière lorsque dans toutes les situations de sa vie quotidienne, il offre son sourire ou ses conseils, il partage ses connaissances, il va au secours d’une personne qui a besoin d’aide, il accepte de faire face à un conflit pour défendre le juste et résister à l’injuste, il partage de ses richesses ou de son temps, il témoigne en toute vérité même lorsque ça n’arrange pas ses intérêts personnels, il ne participe pas à la diffusion d’une calomnie, etc. On cultive le champ de la vie dernière lorsqu’on fait l’effort dans cette vie, d’agir pour Dieu, c’est-à-dire d’agir au-delà de ses intérêts individuels ou communautaires, et de viser le Vrai, le Bien et le Juste en toutes choses. On cultive le champ de la vie dernière lorsqu’on jouit des bonnes choses que Dieu nous a offertes et on s’efforce de respecter les quelques limites qu’Il fixe dans le but de ne pas tomber dans l’excès et l’injustice. 

La civilisation musulmane a traduit cette philosophie dans un proverbe populaire : 

« Vis pour ce bas monde comme si tu devais y vivre éternellement et vis pour  l’au-delà comme si tu devais mourir demain ».

Abdallah Ibn Amr Ibn Al-Ass [3]

L’idée principale ici, c’est que ce monde n’est pas à fuir parce qu’il serait mauvais et impur. Le monde – cette vie – est le moyen par lequel je vais vivre et exprimer mes idées, mes valeurs et mes convictions. L’islam n’est pas une « religion » abstraite ou cachée dans le cœur de chacun. C’est une religion – c’est une vision de la vie, des idées et des valeurs – que chacun est invité à concrétiser dans sa vie réelle quotidienne, individuelle et collective. L’islam n’est pas une religion monastique qui pousse à s’isoler de la vie sociale. L’islam n’est pas une religion individualiste qui pousse chacun à se retirer dans son « jardin » pour cultiver son épanouissement personnel tout en étant indifférent à la vie de son entourage. C’est une religion qui invite à réaliser le Vrai, le Bien et le Juste dans la vie collective : dans la façon de répartir les richesses, dans la façon de manger, dans la façon de traiter un conflit, dans la façon de parler, dans la façon de cultiver l’amour ou de divorcer, etc. 

Les sociétés humaines se succèdent depuis des milliers d’années. Chacune d’elles a « cultivé » le champ de sa vie, a utilisé le temps de vie et les moyens (la raison, la créativité, la force des hommes, la nature…) que Dieu lui a offerts. Mais toutes les façons de cultiver sa vie, d’occuper son temps libre et de vivre ne se valent pas. Le Coran nous invite à méditer :

« Ne parcourent-ils pas la terre et ne voient-ils pas quelle a été la fin de ceux qui les ont précédés ? Ils les surpassaient en force, ils avaient cultivé la terre et ils l’avaient peuplée plus ne l’ont fait eux-mêmes. Leurs messagers sont venus avec des preuves évidentes. Ce n’est pas Dieu qui leur a fait tort, mais ils se sont fait tort à eux-mêmes ».

أَوَلَمْ يَسِيرُوا فِي الْأَرْضِ فَيَنظُرُوا كَيْفَ كَانَ عَاقِبَةُ الَّذِينَ مِن قَبْلِهِمْ ۚ كَانُوا أَشَدَّ مِنْهُمْ قُوَّةً وَأَثَارُوا الْأَرْضَ وَعَمَرُوهَا أَكْثَرَ مِمَّا عَمَرُوهَا وَجَاءَتْهُمْ رُسُلُهُم بِالْبَيِّنَاتِ ۖ فَمَا كَانَ اللَّهُ لِيَظْلِمَهُمْ وَلَٰكِن كَانُوا أَنفُسَهُمْ يَظْلِمُونَ

Coran 30 : 9 [4]

Avant nous, il y a bien des sociétés qui ont couru après cette vie, qui ont exprimé leur force par mille et une actions (militaires, scientifiques, techniques, artistiques…). Elles n’étaient pas au service du Vrai, du Bien et du Juste dans cette vie, mais au service de leurs passions, de leurs désirs sources d’injustice et de domination. En cultivant cette vie de cette manière, en refusant de suivre la sagesse qui leur était pourtant rappelée par des messagers, elles n’ont en rien lésé Dieu : elles se sont fait du tort à elles-mêmes dans cette vie – en produisant de l’injustice et des effets pervers résultant de leurs excès –  et dans la vie dernière car elles n’ont rien fait pour mériter le Paradis. 

Après avoir fait tour de la métaphore du « champ à cultiver », on peut mieux comprendre en quoi « Vos femmes sont un champ à cultiver ». 

Ce signe est un condensé de la philosophie de vie vers laquelle l’islam invite chacun : à ceux qui suspectent cette vie d’être un mal, qui suspectent l’amour et le plaisir sexuel d’être un péché, Dieu rappelle à chacun que cette vie, et que le plaisir que se donnent un homme et une femme, est une chose bonne et innocente. Il n’y a aucune suspicion ni aucune culpabilité à avoir. Le corps de l’homme et de la femme sont fait pour habiter l’un dans l’autre. Tout est bon parce que tout est offert à notre jouissance par le Créateur de tous. Mais il y a quelques limites à ne pas franchir pour ne pas tomber dans l’injustice. La sodomie et le viol font bien entendu partie de ces limites. 

Le shaykh Tâhâ Jâbir al-‘Alwânî développe l’explication de ce signe :

« Le Coran entre, de façon métaphorique, dans le détail de l’éthique sexuelle. Le plaisir est permis à l’exception de la sodomie :

“Vos épouses sont pour vous un champ à cultiver“, c’est-à-dire un lieu pour semer, cultiver et donner des fruits : du plaisir, de la joie, des enfants…

Mais tous les plaisirs de cette vie ne sont pas sains. Les limites que l’on respecte dans sa vie sont des bonnes actions que l’on prépare pour l’autre vie. Préparez l’autre vie en multipliant les bonnes actions dès maintenant, en respectant dès aujourd’hui les limites qui sont bonnes pour le couple et pour la société. Donc craignez Dieu si vous êtes tentés de ne pas respecter ces limites. Et sachez que vous allez rencontrer Dieu, avec un cœur en paix ou au contraire, avec angoisse. A ceux qui auront patienté et respecté ces limites, fais-leur part de la bonne nouvelle du paradis. 

L’homme et la femme doivent être une maison l’un pour l’autre, dans le cadre du mariage et de la vie de famille. L’amour et le désir ne doivent pas étouffer le respect que l’on se doit dans le couple, le respect de la dignité humaine (al-karam) de la femme et de l’homme. Raison pour laquelle, une femme ou un homme ne doit pas aller voir ses amis et parler de ses relations sexuelles ou de sa vie intime ».

Shaykh Tâhâ Jâbir al-‘Alwânî [5]

En conclusion, l’islam est une sagesse universelle qui rappelle aux hommes et aux femmes qu’ils sont faits pour faire couple, pour devenir une Maison l’un pour l’autre, une maison où chacun peut goûter à l’amour, à la joie, au plaisir, à la paix. Et pour que cette maison soit durable, on a besoin d’accepter quelques limites nécessaires pour que l’injustice n’en fasse pas une maison irrespirable. La métaphore du « champ à cultiver » vient renforcer cette idée : le plaisir partagé au sein de son couple est une belle chose que Dieu nous offre. Mais toutes les façons de « cultiver son champ », de vivre et de faire l’amour ne se valent pas. Mal cultiver « le champ » de sa femme, ne pas en prendre soin, ou aller sur le champ de sa voisine (être infidèle) par exemple : ce sont autant de formes d’injustices contre lesquelles Dieu invite chacun à résister. 

Pour aller plus loin :

Voici quelques articles qui permettent de voir la façon dont l’islam comme religion révélée (le Coran) et comme transmission d’une sagesse par le prophète Muhammad (la Sunnah), valorisent le mariage d’amour et le plaisir partagé au sein du couple marié :

Notes

[1] Coran 2 : 223.

[2] Coran 42 : 20.

[3] Ce propos est souvent diffusé comme étant un hadîth (récit) exprimé par le prophète Muhammad (paix sur lui). Or ce n’est pas le cas. C’est plutôt un compagnon, Abdallah Ibn Amr Ibn Al-Ass, qui l’a formulé. Et cette formule est devenue par la suite un proverbe populaire.

[4] Coran 30 : 9.

[5] Shaykh Tâhâ Jâbir al-‘Alwânî, Les clés du Coran (séminaire dispensé en langue arabe). 

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