Ibn Hazm : l’amour dans la culture musulmane andalouse

  • Quelle valeur et quelle place l’islam accorde-t-il à l’amour ?

L’amour, est-ce une invention moderne ? Autrefois, les couples se mariaient-ils simplement par intérêt et sous la contrainte des familles ?

Non.

Ibn Hazm, l’intellectuel et poète andalous, grâce à son œuvre Le collier de la colombe. Les affinités de l’Amour dans la tradition arabo-musulmane, nous offre une fenêtre sur l’Andalousie du 11e siècle après Jésus-Christ. On y voit la façon dont la culture musulmane valorise l’amour et le mariage, sans les opposer.

A partir de ses différentes activités et responsabilités, Ibn Hazm est amené à connaître et à conseiller divers hommes et femmes, des plus nobles aux plus modestes, sur leurs histoires d’amour. Son livre est une somme d’observations et de conseils sur l’amour, inspirée par une philosophie islamique.

L’islam n’appelle pas à vivre dans l’austérité, dans un mariage fait de règles, sans amour :

« L’amour n’est point condamné par la religion, ni prohibé par la Loi (la sharî’ah), car les cœurs sont dans les mains d’Allâh, Puissant et Grand »[1].

L’idéal islamique de l’amour est simple : oui à l’amour, oui au plaisir, oui à tout ce qui est beau et bien ; non à l’excès, à l’injustice et au mal que l’on peut causer :

« Pour le musulman, il suffit qu’il s’abstienne des choses prohibées par Allâh – dont la Gloire soit proclamée – et ne commette pas volontairement de graves péchés dont il lui sera demandé compte au jour de la Résurrection. Mais trouver beau ce qui est beau, se laisser gagner par l’amour, est une chose naturelle qui n’est ni ordonnée ni interdite par la Loi (la sharî’ah) »[2].

L’amour n’était pas une valeur et une pratique qu’on ne pouvait vivre qu’en sortant de la religion. Bien plutôt, dans la culture musulmane, il était cultivé par l’ensemble de la société, aussi bien chez les familles les plus aisées que chez les plus modestes.

Chez les plus aisées et les plus illustres, Ibn Hazm confie :

« Parmi les Califes bien dirigés et les Imâms orthodoxes, il en est beaucoup qui ont été amoureux. Dans notre Andalousie, ‘Abd ar-Rahmân Ibn Mu’âwiya[3] le fut de Da’jâ ; je citerais encore al-Hakam Ibn Hishâm[4] et ‘Abd ar-Rahmân Ibn al-Hakam[5]. La passion de ce dernier pour Ta’rûb, la mère de son fils ‘Abd Allâh est plus connue que le soleil »[6].

« Parmi les princes, les savants et les personnalités religieuses, « ceux d’entre eux qui ont été amoureux sont trop nombreux pour être comptés. Le cas le plus récent de ce genre dont j’ai été témoin tout dernièrement, est celui de la passion conçue par al-Mudh’affar ‘Abd al-Malik Ibn Abi ‘Amir[7] pour Wâhid, la fille d’un marchand de fromage. Il en fut tellement épris qu’il l’épousa »[8].

  • Cette valorisation de l’amour et du mariage, était-elle limitée à la culture musulmane andalouse ?

Non :

« Parmi les hommes de haute vertu et les jurisconsultes des siècles passés et des temps anciens, il y eut des gens dont les poèmes d’amour sont si célèbres qu’il est inutile d’en nommer les auteurs. Ce que nous connaissons de ‘Ubayd Allâh Ibn ‘Abd Allâh Ibn ‘Utba Ibn Mas’ûd et de ses poésies est amplement suffisant à cet égard. C’était l’un des sept grands jurisconsulte de Médine »[9].

L’amour entre un homme et une femme est parmi les plus belles choses de la vie que Dieu nous donne de jouir :

« Il n’est point au monde de situation qui vaille celle de deux amants (…), unis par des liens licites agréables au Seigneur, et que leur bonne entente dure et se prolonge jusqu’à l’heure du trépas (…) »[10].

Dans la civilisation islamique, l’amour est valorisé à tel point que lorsqu’on veut faire une bonne action, on cherche à mettre en relation les hommes et les femmes qui s’aiment et à faciliter leur mariage. Ibn Hazm cite en ce sens son exemple personnel ainsi que celui d’autres femmes qui prennent à cœur de faciliter la mise en relation entre des hommes et des femmes qui s’aiment et qui désirent se marier.

 

  • Qu’est-ce que l’amour ?

Qu’est-ce qui fait qu’un homme et une femme ressentent de l’amour l’un pour l’autre ?

Est-ce le fait de trouver que l’autre est physiquement beau ? Mais alors comment expliquer qu’on peut préférer une personne moins belle ?

« Si la cause de l’amour résidait dans la beauté de la forme corporelle, l’on devrait nécessairement rejeter l’être moins beau. Or nous constatons que beaucoup de gens préfèrent des personnes de moindre beauté, tout en sachant fort bien que d’autres leur sont supérieures sur ce point, sans que leur cœur ne puisse s’en détourner »[11].

Est-ce qu’on aime alors une personne parce qu’elle a le même caractère que soi ?

Non, car si « l’amour avait sa cause dans l’harmonie des caractères, nul n’aimerait quelqu’un qui ne cherche pas à lui être agréable et qui n’est pas d’accord avec lui »[12].

Au-delà de la beauté physique et du caractère qu’on peut apprécier chez l’autre, aimer, c’est faire l’expérience spirituelle de fusion des âmes :

« Il est donc certain que l’amour est un état de complaisance spirituelle et de fusion des âmes »[13].

 

  • A quoi voit-on qu’un homme et une femme s’aiment ?

Par le fait qu’elles sont aimantées irrésistiblement l’une par l’autre, comme l’aimant attire un objet en fer :

« Mon œil ne se repose sur nul autre que toi. Il semble que ce qu’on raconte des propriétés de l’aimant s’applique à toi »[14].

On le voit à travers toute une série de signes dont voici quelques-uns : passer son temps à regarder ou à écouter celle qu’on aime ; s’empresser à aller là où se trouve l’aimée et avoir du mal à en prendre congé ; l’avare qui devient généreux, le lâche qui devient courageux, celui qui ne prend aucun soin de sa tenue vestimentaire qui se met à sophistiquer son apparence, celui qui montre un visage strict qui resplendit de joie, ou l’ignorant qui se cultive pour plaire à sa bienaimée ; s’intéresser à l’entourage de la bienaimée plus qu’à son propre entourage ; s’intéresser à sa bienaimée, s’informer à son sujet, épier tous ses mouvements, ses gestes ainsi que ses relations ; imiter l’aimé dans ses gestes, aimer ce qu’il aime, utiliser ce qu’il a utilisé, être à l’unisson avec le corps du bien-aimé au point d’être malade en même temps que lui, trouver plaisants tous les discours qui concernent l’aimé et trouver beaux ses habits, approuver ce que le bien-aimé fait ou dit, même lorsque l’on n’est pas d’accord…

 

  • Qu’est-ce qui déclenche l’amour ? Le coup de foudre ou bien la proximité ?

L’amour naît-il suite à un « coup de foudre » ? Ou bien est-il progressif : on est étranger, on devient familier et les sentiments naissent avec le temps ?

La passion amoureuse peut nous prendre soudainement, sur un simple regard ; suite à une simple description de ses qualités, sans l’avoir jamais vue ; en l’écoutant chanter ou parler… Mais cette forme d’amour n’est pas durable : ce qui naît vite meurt aussi vite :

« Quand on s’éprend sur un simple regard, quand on s’enflamme sur une œillade fortuite, cela prouve que l’on n’a guère de patience ; et c’est donc un indice que l’on ne tardera pas à oublier. En effet, il y là une marque d’inconstance et d’instabilité dans l’affection. Du reste il est en est ainsi de tout : plus la croissance est rapide, plus prompte est la disparition, tandis que plus une chose est lente à se produire, moins vite elle s’épuise »[15].

En effet, certains aiment très vite et détestent et oublient aussi vite ; ils se passionnent pour une personne et s’en lassent aussitôt :

« Les gens qui sont ainsi faits sont les plus prompts à aimer comme à détester. Ils se détournent de l’affection aussi vite qu’ils s’y précipitent. Ne mets donc pas ta confiance dans un homme prompt à se lasser, n’en occupe point ton âme, ne la leurre pas en lui faisant espérer qu’il sera fidèle et si tu es contraint d’avoir des relations d’amitié avec lui, considère-le comme l’enfant du moment ».[16]

La passion amoureuse peut nous prendre graduellement :

« Il est des gens dont l’affection ne devient véritable qu’après de longs entretiens, de fréquentes entrevues et une familiarité prolongée. C’est cette sorte d’amour qui a le plus de chances de durer, de se maintenir et de résister au temps : ce qui entre difficilement ne sort pas aisément »[17].

C’est le temps qu’un homme et une femme ont passé ensemble qui les lie et qui fait naître l’amour entre eux. C’est cette même leçon précieuse qu’on apprend dans Le Petit prince, lorsque ce dernier va à la rencontre du renard :

« Voici mon secret. Il est très simple : on ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux (…).

– C’est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante.

– (…) Les hommes ont oublié cette vérité, dit le renard. Mais tu ne dois pas l’oublier. Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé. Tu es responsable de ta rose… ».[18]

L’amour naît graduellement, grâce au temps passé ensemble, exactement comme l’amitié :

« L’amitié sincère ne naît pas en un instant et l’on n’en fait point jaillir la flamme à volonté.

Elle se développe lentement et elle est enfantée grâce à une longue intimité ; ainsi elle acquiert des bases solides,

elle n’est point sujette au déclin ni à la diminution ; sa stabilité et son accroissement ne sont compromis par rien.

Ce qui confirme cela, c’est que tout ce qui naît et croît rapidement ne tarde pas à périr.

Pour moi, je suis une terre dure et compacte, rebelle à toute plantation.

Mais la plante qui a réussi à y faire pénétrer ses racines ne se met point en peine des ondées printanières qui peuvent l’arroser »[19].

 

En conclusion, à travers cette synthèse de l’œuvre d’Ibn Hazm sur l’amour, on peut mesurer combien le regard moderne sur le passé est biaisé et faussé par les préjugés. Oui, dans d’autres périodes de l’histoire humaine et dans d’autres civilisations que l’occident chrétien ou moderne :

  • L’amour n’est pas une sortie de la religion mais une part de la religion : la religion – la fidélité à Dieu – se joue à travers l’amour et l’art d’aimer.
  • On peut choisir sa femme ou son homme en toute liberté. Le mariage forcé n’est pas une pratique religieuse mais propre à une culture à une époque donnée.
  • On peut s’aimer et se marier. Rien n’oblige à entrer dans un mariage sans amour. Cette opposition entre amour et mariage n’a rien d’universel : elle est propre à l’évolution des sociétés occidentales chrétiennes et modernes.
  • L’amour durable naît et s’approfondit progressivement grâce au mariage qui encourage chacun à ne pas chercher systématiquement la fuite vers un nouveau conjoint.

 

Notes :

[1] Ibn Hazm (2004), Le collier de la colombe. Les affinités de l’Amour dans la tradition arabo-musulmane, Editions Iqra, traduction de Léon Bercher, p25

[2] Ibn Hazm (2004), Le collier de la colombe. Les affinités de l’Amour dans la tradition arabo-musulmane, Editions Iqra, traduction de Léon Bercher, p65

[3] Emir de Cordoue (756-788 après Jésus-Christ)

[4] Emir de Cordoue (796-822 après Jésus-Christ)

[5] Emir de Cordoue (822-852 après Jésus-Christ)

[6] Ibn Hazm (2004), Le collier de la colombe. Les affinités de l’Amour dans la tradition arabo-musulmane, Editions Iqra, traduction de Léon Bercher, p25

[7] Surintendant du royaume (1002-1008 après Jésus-Christ)

[8] Ibn Hazm (2004), Le collier de la colombe. Les affinités de l’Amour dans la tradition arabo-musulmane, Editions Iqra, traduction de Léon Bercher, p25-26

[9] Ibn Hazm (2004), Le collier de la colombe. Les affinités de l’Amour dans la tradition arabo-musulmane, Editions Iqra, traduction de Léon Bercher, p26

[10] Ibn Hazm (2004), Le collier de la colombe. Les affinités de l’Amour dans la tradition arabo-musulmane, Editions Iqra, traduction de Léon Bercher, p105

[11] Ibn Hazm (2004), Le collier de la colombe. Les affinités de l’Amour dans la tradition arabo-musulmane, Editions Iqra, traduction de Léon Bercher, p27

[12] Ibn Hazm (2004), Le collier de la colombe. Les affinités de l’Amour dans la tradition arabo-musulmane, Editions Iqra, traduction de Léon Bercher, p27

[13] Ibn Hazm (2004), Le collier de la colombe. Les affinités de l’Amour dans la tradition arabo-musulmane, Editions Iqra, traduction de Léon Bercher, p28

[14] Ibn Hazm (2004), Le collier de la colombe. Les affinités de l’Amour dans la tradition arabo-musulmane, Editions Iqra, traduction de Léon Bercher, p33

[15] Ibn Hazm (2004), Le collier de la colombe. Les affinités de l’Amour dans la tradition arabo-musulmane, Editions Iqra, traduction de Léon Bercher, p46

[16] Ibn Hazm (2004), Le collier de la colombe. Les affinités de l’Amour dans la tradition arabo-musulmane, Editions Iqra, traduction de Léon Bercher, p116

[17] Ibn Hazm (2004), Le collier de la colombe. Les affinités de l’Amour dans la tradition arabo-musulmane, Editions Iqra, traduction de Léon Bercher, p47

[18] Saint-Exupéry, Antoine de (2007), Le petit prince. Editions Gallimard, p91-92

[19] Ibn Hazm (2004), Le collier de la colombe. Les affinités de l’Amour dans la tradition arabo-musulmane, Editions Iqra, traduction de Léon Bercher, p48

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Louise
Louise
1 année

Bonjour,
Merci pour cet article, et tous les autres, qui orientent mon regard d’une manière complètement nouvelle. J’avoue, javais beaucoup d’a priori concernant la culture musulmane, reflet de mon ignorance. A vous lire, je découvre l’influence de la culture chrétienne sur ma perception du monde bien que je me considère agnostique. J’en sors éclairée et libérée. Merci.